Grammaticalisation et dématérialisation dans les langues romanes : réflexion à partir d’exemples français et italiens
Horaire : 16h30-18h
Lieu : A 600 Salle de l'ERIAC
Louis BEGIONI (Université de Lille) et Alvaro ROCHETTI (Université de Paris 3)
Grammaticalisation et dématérialisation dans les langues romanes :
réflexion à partir d’exemples français et italiens
La comparaison des langues romanes permet de situer les uns par rapport aux autres des concepts méthodologiques largement utilisés dans la linguistique moderne : ceux, par exemple, de « grammaticalisation », de « dématérialisation » ou ceux qu’on peut leur associer de « subduction » ou de « déflexivité ». L’objectif de notre intervention est de comparer la terminologie employée avec les diverses réalités auxquelles ces termes renvoient afin d’apprécier leur pertinence. Nous emprunterons nos exemples, successivement au domaine nominal, au domaine verbal et à la syntaxe. De manière générale, ces termes relèvent de la diachronie : les processus qu’ils désignent font en effet référence au temps qu’ils requièrent pour se développer, comme le soulignent leurs suffixes ou préfixes : -isation, -duction, dé-. Or les évolutions divergentes des langues romanes après l’éclatement du monde latin nous les présentent à des stades différents, non seulement d’une langue à l’autre, mais aussi d’un domaine linguistique à l’autre. Ainsi, les langues romanes ont construit, dans le plan nominal, un article défini à partir des démonstratifs latins, mais elles l’ont fait de différentes manières. On sait que l’article défini italien peut exprimer des valeurs qui n’existent plus en français moderne : par exemple, le traducteur peut être conduit à rendre l’article italien par un démonstratif français – ce qui prouve une perte de la valeur démonstrative, c’est-à-dire une « dématérialisation » plus poussée de l’article français –, ou encore par un possessif – ce qui souligne le lien gardé par l’article italien avec la sphère d’appartenance (come sta la mamma, ‘comment va ta maman’). Pourrait-on, dans ces cas, parler d’une « grammaticalisation » plus avancée du français par rapport à l’italien ? Il faudrait, pour cela, postuler qu’il existe des degrés différents de « grammaticalisation » ?
Une autre illustration nous est offerte, dans le domaine verbal, par l’évolution vers l’auxiliarisation : toutes les langues romanes ont poursuivi le travail entrepris par le latin avec la création de l’auxiliaire esse. Mais la diversification a été encore plus grande que pour l’article : certains dialectes italiens ont gardé le seul auxiliaire hérité du latin, d’autres en ont créé deux comme le français (issus de esse et de habere), d’autres trois comme l’italien (essere / stare / avere), d’autres quatre comme l’espagnol (essere / stare / avere / tenere). On pourrait, dans ce cas, parler de plus ou moins grande « grammaticalisation », mais le fait qu’en français être et avoir puissent être à la fois verbes pleins et auxiliaires incite à une certaine prudence : qu’est-ce qui a été « grammaticalisé » ? Qu’est-ce qui ne l’a pas été ? Et surtout, pourquoi ? Quelle est la motivation sous-jacente qui rend compte de ces mouvements de « grammaticalisation » ou de « dématérialisation » ?
Nous aborderons enfin le domaine syntaxique avec l’évolution des particules de subordination : l’histoire nous montre le développement progressif de ces particules, mais elle ne nous en donne pas l’explication. Il est évident que la particule du fr. et de l’esp. que, de l’it. che, du roum. că, représente la partie initiale d’un grand nombre de formes latines quid, quod, quem, quam, quia, etc. Doit-on, ici encore, parler de « grammaticalisation », de « dématérialisation » ? Et toujours la même question : pourquoi ? Si toutes les langues romanes ont abouti – sans, manifestement, se concerter ! – pratiquement au même résultat, seule une raison particulièrement impérative et puissante a pu les pousser. Laquelle ? Les termes de « grammaticalisation » ou de « dématérialisation » ne peuvent pas être une réponse à cette question. Il faut sans doute, à la fois, compléter notre terminologie et changer de point de vue : passer – autant que possible ! – de la description – nécessaire mais insuffisante – à la compréhension et à l’explication du phénomène pris dans son ensemble.