Les composés nominaux à premier membre prépositionnel en grec ancien. Le cas de ἐν°
Horaire : 9h00-13h00
Lieu : Università degli Studi di Milano | via Festa del Prdono 7 | Milano
Soutenance de thèse de Mme Maria Margherita CARDELLA
« Les composés nominaux à premier membre prépositionnel en grec ancien. Le cas de ἐν° »
Jury :
- Alain BLANC (Université de Rouen Normandie ; directeur de thèse)
- Maria Patrizia BOLOGNA (Università degli Studi di Milano ; codirecteur de thèse)
- Isabelle BOEHM (Université Lumière Lyon 2)
- Daniel PETIT (École Pratique des Hautes Études ; examinateur)
- Anna Maria BARTALOTTA (Università degli Studi di Palermo ; examinateur)
- Domenica ROMAGNO (Università di Pisa ; examinateur)
Résumé : Notre recherche se propose d’analyser les composés prépositionnels en grec ancien, en particulier ceux à premiers membre ἐν°.
La définition des composés nominaux est une question complexe, qui se prête à des réflexions approfondies et très diversifiées selon la perspective théorique que l’on choisit d’adopter. Cependant, une définition adéquate doit conjuguer deux aspects : les éléments qui entrent en composition ont une signification lexicale ; le composé a une structure (ou, comme le dit Benveniste, une « micro-syntaxe ») interne.
Les composés à premier membre prépositionnel se révèlent être un cas particulier au regard de ces deux paramètres. En effet, une préposition ne peut, en général, être considérée comme un véritable lexème, dans la mesure où sa fonction est d’exprimer ou de spécifier la fonction syntaxique d’un substantif ou d’un syntagme nominal.
En ce qui concerne en particulier les prépositions en grec, on sait qu’elles présentent la fonction de préposition à partir d’une fonction originelle adverbiale (et en effet on utilise souvent le terme « préposition » au sens large, en faisant référence aux particules sans se référer exclusivement à leur fonction de préposition). Durant cette phase adverbiale, qui semble encore vive dans la langue homérique (quoiqu’elle coexiste avec la véritable fonction de préposition alors naissante) les particules ont donc un statut plus semblable à celui deslexèmes.
Dupoint de vue théorique, la correspondance du premier membre ἐν° et de la fonction adverbiale caractérise les classes des composés possessifs, déterminatifs, et à second membre déverbatif (tandis que celle des composés hypostatiques est, par définition, caractérisée par la fonction de préposition). Au cours de l’évolution de la langue grecque, ces trois types de composés à premier membre ἐν° demeurent productifs quoiqu’ils se trouvent confrontés à la disparition de la fonction correspondant à la forme de leur premier membre : il n’y a donc pas de structures syntaxiques libres qui puissent correspondre à leur micro-syntaxe interne, de sorte que dans le cas des composés à premier membre prépositionnel la seconde caractéristique constitutive mentionnée plus haut n’est pas vérifiée elle non plus.
Sur la base du constat de cette double spécificité du sous-groupe des composés à premier membre prépositionnel, nous pourrions dire que l’enjeu de notre recherche est l’observation de l’influence de cette double anomalie sur la nature compositionnelle des mots en question.
On a choisi plus particulièrement de se concentrer sur le cas de ἐν à partir dutravailde Chantraine sur le rôle et la valeur de ἐνdans la composition[1]. Son étude se concentre sur le fait que la même forme ἐν pouvait originairement régir le datif pour indiquer la présence en un lieu ou régir l’accusatif pour indiquer le mouvement vers un lieu. À cette seconde fonction, fut associée à un certain moment une forme spécifique, la forme ἐνς, dont l’aboutissementen ionique-attique est εἰς. La recherche de Chantraine met en lumière les vestiges de l’ancienne valeur de mouvement dans la composition, en particulier dans les verbes préfixés en ἐν-.
À partir de ce point de départ, notre recherche examine « le rôle et la valeur » de ἐν° entendusnon pas du point de vue de la sémantique et de la syntaxe de la forme libre correspondante, mais du point de vue de sa nature (et partant, de sa fonction) comme premier membre du composé dans les composés nominaux. L’objectif de cette recherche est par conséquent de mettre en lumière l’évolution diachronique des divers typesde formation des composés à premier membre ἐν°, ainsi que leur variation diaphasique.
On choisit pour cela d’analyser les composés attestés à diverses époques de l’histoire du grec ancien : en premier lieu, ceux qui se trouvent dans la langue homérique et dans les œuvres d’Hésiode ; puis, les composés en ἐν° attestés dans la prose attique des Ve-IVesiècles av. J.-C., à l’intérieur de laquelle on choisit pour specimenles œuvres de Platon et d’Aristote. Enfin, on examine tous les composés qui apparaissent pour la première fois à partir de l’époque de l’élève d’Aristote Théophraste, jusqu’à l’antiquité tardive (en particulier jusqu’au IVe-Vesiècle ap. J.-C., dans les épopées de Nonnos de Panopolis).
Ce choix d’exemples de la langue littéraire permet d’observer ensemble lavariation diachronique etla variationdiaphasique ; toutefois une plus grande attention aux différences de variation diaphasique et diatopique est à l’origine du choix d’analyser les composés attestés dans les inscriptions en dialecte arcadien (du Veau IIesiècle av. J.-C.). En dernier lieu on s’intéresse également au rôle que les composés à premier membre ἐν° ont dans le domaine de l’anthroponymie.
Si d’un côté l’objectif est l’observation des dynamiques générales, la méthode choisie pour l’atteindre est celle de l’attention au particulier : sauf quelques cas, chaque composé est analysé d’un point de vue morphologique et sémantico-syntaxique. La raison de cette attention « philologique » aux différentes données demandecependant d’être justifiée.
La composition nominale est une stratégie de formation des mots qui se trouve à la frontière entre la morphologie et la syntaxe, ce qui fait que chaque composé possède soit un sens lexicalisé soit unsens littéral qui dépend de sa structure, c’est-à-direde l’interaction entre la signification des mots qui entrent en composition et, justement, la structure interne. Normalement, la classification d’un composé en tant que (par exemple) « possessif » ou « déterminatif » correspond à son insertion dans un schéma régulier de formation identifié par l’analyse linguistique du grammairien (et celle du locuteur).
Dans le cas de notre recherche en revanche, il est nécessaire que les schémas et les régularitésdes structures internes ne soient pas données pour acquises a priori, mais émergent au contraire des résultats de l’analyse : l’examen du changement et de la variation de la valeur de ἐν° coïncide en effet avec celui de la structure interne des composés. À cette fin, les analyses des différents composés prêtent une grande attention au données textuelles, pour ce qui regarde aussi bien l’usage du mot composé que celui du nom, du verbe, ou de l’adjectif auquel correspond le second membre.
L’exposition des données est généralement organisée de façon à rendre plus évidentes les similitudes et les différences entre les valeurs du premier membre ἐν° pour chacun des composés afin d’en dégager un schéma général et en identifier,par conséquent, le changement et la variation.
Dès lors l’organisation sera différente pour chaque chapitre, parce que de fait les caractéristiques saillantes apparaissent comme étant propres à chaque époque et à chaque variété examinée. On l’expose ici brièvement, pour chaque chapitre.
Dans la langue épique archaïque on trouve moins de 40 composés à premier membre ἐν°, dont plus de la moitié fait partie de la catégorie des composés hypostatiques. Mis à part quelques cas pour lesquels l’obscurité de l’étymologie empêche complètement de proposer une classification, nous ne trouvons que six composés possessifs, un composé, ἔμπλειος, qu’on peut classer comme déterminatif (dans la mesure où son second membre, °πλειοςcorrespond à l’adjectif verbal πλεῖος), et quatre composés liés à un verbes. À la lumière du caractère limité des autres catégories en termesde quantité, la précision de l’organisation dans ce cas se concentre seulement sur la classe des composés hypostatiques.
En particulier, on suit un critère fondé sur la fonction syntaxique des composés dans les textes : à l’époque archaïque les composés hypostatiques sont parfois employés comme équivalents des syntagmes formés par les mêmes éléments, également du point de vue syntaxique, c’est-à-dire qu’ils sont employés en fonction prédicative et expriment une circonstance (temps, lieu, mode) de l’action. Par exemple, les composés ἐννύχιος et ἔνδιοςsignifient respectivement « de nuit » et « de jour ». Cette possibilité s’applique parfois également à leur emploi dans la poésie tragique et dans la poésie épique tardive ; elle disparaît cependant dans la prose. Pour cette raison, il semble utile de la mettre en lumière dans un contexte où on peut l’observer en fonction, en faisant particulièrement attention au lien entre la fonction du composé dans les textes et la possibilité effective de le superposer à un syntagme formé à partir des mêmes éléments. De cette analyse ressort en effet que les cas pour lesquels un composé correspond à un syntagme ne sont pas nombreux ; le cas de ἐννύχιος lui-même, qui d’une certaine manière peut être considéré comme un composé hypostatique prototypique, ne trouve pas de correspondant exact dans un syntagme.
En ce qui concerne les autres classes, il faut dire que les composés possessifs ne semblent pas, de fait, caractérisés par cette conservation de la fonction adverbiale de ἐν et du sens de « dedans ». Mis à part quelques détails sur lesquels il est toujours possible de discuter, les cas uniques pour lesquels on peut supposer que ἐν° signifie « dedans » sont ceux de ἐνηής, « bienveillant », ἐναργής,« brillant, évident » : dans ces deux cas, toutefois, le sens de « dedans » devrait être entendu de façon métaphorique ; surtout, l’étymologie des deux composés n’est pas tout à fait claire, étant donné que n’existent pas en grec, à l’époque historique, de substantifs qui correspondent au second membre de ces adjectifs.
Pour les composés à second membre déverbatif, il faut dire que la situation de la langue à l’époque archaïque nous met face à la nécessité, pour l’examen de ce groupe et pour toute notre recherche, d’établir des critères pour distinguer les noms des adjectifs dérivés à partir de verbes préfixés en ἐν- d’autres mots qui peuvent être définis comme véritables composés à premier membre ἐν°et à second membre déverbatif. À cet égard, on considère comme composés véritables le substantif ἔμβρυον« agneau nouveau-né », et l’adverbe ἐνδυκέως« avec zèle, soigneusement ».
La deuxième section est dédiée aux composés attestés dans la prose attique du Ve-IVesiècle av. J.-C., en particulier celle des écrits de Platon et d’Aristote : dans ce groupe de textes on trouve environ 80 composés à premier membre ἐν°, parmi lesquels seul un petit nombre coïncide avec ceux déjà attestés à l’époque archaïque. L’observation des données issues de ces textes permetet même requiert une catégorisation différente.
Premièrement on se trouve en présence d’un signe remarquable de changement car le rapport proportionnel réciproque des diverses classes de composés s’inverse : la catégorie des composés possessifs devient en effet la plus nombreuse, avec environ trente composés. Celle des composés hypostatiques reste cependant abondante, avec plus de vingt exemples. Les deux catégories des composés déterminatifs et des composés à second membre déverbatif se développent et comptent respectivement 8 et 15 composés de ces deux types.
L’analyse des composés possessifs de cette époque est utilisée pour tester la classification des valeurs de ἐν° que Reinhold Strömberg identifie en référence à cette catégorie[2]. L’auteur propose de reconnaître trois valeurs, à savoir une valeur correspondant au sens local de « dedans » (comme dans le cas de ἔμπαις « enceinte < qui a un enfant à l’intérieur de soi »), une valeur de simple indication de possession (comme par exemple ἔντεκνος« qui a des enfants »), et enfin une valeur d’indication de la plénitude d’une certaine caractéristique, comme dans le cas de ἔνυδρος« riche en eaux ». Afin de discuter de manière critique cette proposition, nous nous concentrons en particulier sur la diffusion des couples de composés à premier membre ἀ°/ἐν° de sens antinomique, dans l’intention d’établir si – et dans quelle mesure et pour quels cas – les composés en ἐν° peuvent être considérés comme antonymes des composés en ἀ°, indépendamment de la valeur locale de ἐν° comme forme libre, d’une façon transversale par rapport aux classes identifiées par Strömberg.
Pour ce qui concerne les composés hypostatiques, le critère de classification est dicté par ce qui ressort de l’analyse des exemples de l’époque archaïque, c’est-à-dire par le fait que les cas de correspondance entre un composé et un syntagme sont moins nombreuxque ceque l’on pourrait penser. Pour approfondir cet aspect, la catégorisation se concentre sur l’étymologie synchronique des composés, cherchant à en reconstruire le parcours de formation. On trouve soit des cas de correspondance sémantique et fonctionnelle avec un syntagme (par exemple le cas de ἐμπολέμιοςet de ἐν πολέμῳ, qui peuvent être traduits respectivement par « typique du temps de guerre » et « en temps de guerre »), soit des cas d’adjectifs dérivés de syntagmes figés et lexicalisés (comme ἐμπόδιος« qui est dans les pieds » à partir de ἐμποδών« dans les pieds »), soit des cas de coexistence d’un adjectif simple et d’un adjectif composé à premier membre ἐν° parfaitement synonymes, au point de faire penser que ἐν° n’a pas de valeur sémantico-fonctionnelle, mais sert à insérer le composé dans une série de rapports et à rendre plus transparente son étymologie synchronique, d’une façon différente d’un cas à l’autre (par exemple, outre l’adjectif dérivé de λόγος« considération », λόγιμος« dont on tient compte », on trouve aussi ἐλλόγιμος, de même signification).
Aussi bien dans le cas de l’unique exemple archaïque ἔμπλειοςque dans celui des exemples d’époque classique et de ceux qui sont plus tardifs, la catégorie des composés déterminatifs est caractérisée par le problème de la détermination de la valeur de ἐν°. En effet, il y a des composés comme ἔμπλειος, qui s’avèrent synonymes de l’adjectif constituant le second membre, pour lesquels par conséquent la valeur de ἐν° est obscure ; dans d’autres cas, comme dans celui des adjectifs chromonymes, il semble que le composé en ἐν° décriveune nuance de couleur plus pâle quecelle décrite par l’adjectif d’origine (ainsi, πυρρόςsignifie « rouge » mais ἔμπυρρος, « rougeâtre »). L’observation des composés montre pourtant qu’ils appartiennent le plus souvent à des champs sémantiques définis : outre les adjectifs chromonymes, on trouve certains exemples d’adjectifs qui se réfèrent aux notions de « plénitude » et de « rotondité ». Ce fait invite à formuler l’hypothèse que la présence du premier membre ἐν° soit liée à la sémantique de l’adjectif.
Enfin, on analyse les composés à second membre déverbatif.Étant donné la nécessité de distinguer entre les composés véritables et les dérivés déverbaux, on approfondit dans cette section le problème, déjà évoqué dans l’analyse des composés de l’époque archaïque, de la détermination de la valeur de ἐν° dans ces formations. Si en effet on considère comme composés véritables ceux qui correspondent, quant au sens, au verbe simple équivalent au second membre (comme par exemple ἔντομα« victime sacrificielle »correspond au sens technique de τέμνω« égorger des bêtes, pour une prestation de serments »), par conséquent la valeur de ἐν°sera « nulle » du point de vue de la contribution sémantique. La question se pose donc de savoir s’il peut avoir une fonction « grammaticale » et servir à former la structure du composé.
Dans la troisième section, on examine tous les composés à premier membre ἐν° qui apparaissent pour la première fois à l’époque de Théophraste et jusqu’à l’antiquité tardive. Dans l’expression « composés qui apparaissent pour la première fois dans la koiné », on utilise le mot koinéau sens large, dans la mesure où l’époque de Théophraste coïncide avec le début de la diffusion de l’usage de cette variété. Ce qui n’implique cependant pas qu’on sous-entende que la langue des auteurs appartenant à un intervalle de temps aussi long et à des genres littéraires aussi divers soit homogène. Le choix des πρῶτον λεγόμενα de la koinéest motivé par la nécessité de mettre le plus possible en lumière la productivité des divers types de composés.
Dans cette troisième section les composés sont aussi classés principalement selon la syntaxe interne, c’est-à-dire à l’intérieur des catégories traditionnelles. On ajoute pourtant deux groupes « spéciaux », basés l’un sur un critère diaphasique et l’autre sur un critère sémantique, transversaux par rapport aux autres catégories. Le premier groupe est constitué d’une série de termes techniques des œuvres philosophiques et de la théologie chrétienne, qui peuvent être classés soit comme possessifs soit comme hypostatiques : toutefois, la régularité des formations et l’homogénéité du point de vue de leur fonction dans le lexique fait penser que la formation de ces termes est indépendante de l’insertion dans une catégorie précise et que, par conséquent, mêmedans les cas où on trouve un syntagme formé par les mêmes éléments, ce dernier peutêtre imputable à l’interprétation des locuteurs, c’est-à-dire à leurs réflexions métalinguistiques et non à un processus linguistique.
Le second groupe est constitué des adjectifs chromonymes qui sont des composés enpartie possessifs et enpartie déterminatifs. Dans ce cas encore, l’homogénéité sémantique et fonctionnelle fait penser que leur formation fait abstraction de la catégorie d’appartenance de chacun d’eux. En général, ils témoignent d’une valeur « atténuative » de ἐν° comme moyen d’expression d’une nuance de couleur plus pâle.
Quant aux catégories traditionnelles, on note que celle des composés possessifs se révèle encore la plus fournie, avec environ 40 nouveaux mots. On note que les cas où le premier membre a le sens local de « dedans » au sens strict ne sont pas observables; la plupart du temps ἐν° a une fonction d’indication de la simple présence, ou d’une possession générale ; dans quelques cas, l’adjectif à premier membre ἐν° indique que le substantif auquel on se réfère possède la caractéristique typique du référent de substantif équivalent au second membre.
Les composés hypostatiqueseux aussi se révèlent nombreux, avec environ 30 exemples : dans de nombreux cas cependant, on note que le composé à premier membre ἐν° se trouve à côté d’un adjectif plus ancien dérivé, de sens très semblable (par exemple ἐναιθέριος« qui est dans l’éther, dans l’air » et αἰθέριος« éthéré, de l’air »). En général, la possibilité de superposer le composé à un syntagme formé par les mêmes éléments se confirme seulement dans les cas où les syntagmes s’avèrent lexicalisés (comme dans celui de ἔναρχος, qui correspond à trois sens possibles du syntagme ἐν ἀρχῇ, à savoir :« être en charge », « être sous le pouvoir de quelqu’un », avec le génitif, et « être au principe », au sens utilisé pour décrire Dieu dans l’Ancien et le Nouveau Testament).
La classe des composés déterminatifs s’avère beaucoup plus riche d’exemples par rapport à la situation des époques précédentes ; on note en outre que les composés attestés à cette époque font partie de champs sémantiques divers, et ne sont pas limités aux sous-groupes des adjectifs qui indiquent la rotondité et à celui des chromonymes (dont le cas particulier est à mettre en évidence, de sorte qu’on lui dédie, comme déjà dit, une section spécifique). Un fait constant est que dans la plus grande partie des cas, le sens précis du premier membre ἐν° n’est pas facilement identifiable.
Le dernier sous-groupe comprend – à l’exception de certains cas de motsdont l’interprétation est trop ambiguë – les composés à second membre déverbatif. La tentative de les identifier se heurte,de nouveau, à la nécessité de les distinguer des dérivés déverbaux ; une donnée qui apparaîtà cette époque est toutefois le fait qu’on trouve de nombreux cas de composés dont le second membre coïncide pour la forme avec le nomen agentisou nomen actionisà thème en –o– età degré apophonique fort dérivé de la racine verbale : dans un cas comme par exemple celui de ἔντρομος« tremblant », on se trouve face au problème d’établir si le mot est un composé à second membre déverbatif formé sur la base de τρέμω« trembler », ou bien un composé possessif formé sur τρόμος« tremblement ». Puisque les composés attestés dans les époques précédentes ne comprennent pas de cas de ce genre, on se demande si le groupe des composés possessifs/déverbatifs n’est pas le signe d’un type d’ambiguïté qui est à l’origine des cas classés comme « composés à second membre déverbatif véritables », c’est-à-dire les cas où le second membre correspond à un verbe et le premier membre a une fonction grammaticale, ou bien s’il a la fonction d’indiquer que le référent de l’adjectif ou du substantif accomplit ou subit effectivement l’action indiquée par le verbe.
On consacre la dernière section à quelques exemples de l’usage des composés en ἐν° dans une variété diaphasique et diatopique différente de celles rencontrées dans les sections précédentes : une variété dialectale d’attestation épigraphique. En particulier, on analyse les composés à premier membre ἰν° qui apparaissent dans les inscriptions arcadiennes. On s’y trouve en face d’une série très réduite de mots, et qui semble appartenir à des variétés diaphasiques précises. On trouve le couple de formes ἰνμενφές et ἴνμονφοςdans une inscriptionqui contient la sentence de condamnation d’un groupe d’hommes ayant commis un meurtre dans le temple d’Athena Aléa ; les deux composés apparaissent plus particulièrement dans la partie dédiée à la condamnation religieuse. D’autres composés appartiennent au lexique économique, comme le nom d’une « taxe sur le pâturage », ἰνφόρβιον, et de la « vente », ἰμπολά(dont la nature de composé n’est pas claireen réalité). Un autre terme, ἰνίστιον, désigne la « victime par le feu » et fait par conséquent partie du lexique du sacrifice ; enfin on trouve le terme ἴνϝοικος« habitant », dans une inscription qui décrit l’annexion forcée des territoires d’Euaimon à ceux d’Orchomène. Les composés ἰνφόρβιον et ἰνίστιον sont hypostatiques tandis que ἰνμενφές et ἴνμονφος sont (vraisemblablement) des composés à second membre déverbatif ; pareillement, ἴνϝοικοςsemble formé par dérivation rétrograde sur le verbe ἐνοικέω.
La dernière partie de ce travail porte sur quelques cas d’anthroponymesà premier membre ἐν°, plus particulièrement sur ceux qui ne sont pas des mots en usage dans la langue courante ; on ne prend donc pas en considération les cas comme ceux de Ἔνδηλοςou Ἔνδημος, à l’exception de celui de Ἰναίσιμος(anthroponyme arcadien correspondant à l’adjectif homérique ἐναίσιμος« qui est selon le destin ») pour compléter l’observation des composés arcadiens. Même dans le cas des anthroponymes on se trouve donc devant une série de formes très restreintes, qui ne permet de proposer que des conclusions provisoires.
En ce qui concerne les conclusions générales que l’on peut tirer de notre recherche, on peut, à partir des points d’observation plus pertinents, faire ressortir cinq grandes tendances. La première grande tendanceest celle de la grammaticalisation, c’est-à-dire le changement morphologique qui implique le passage d’un élément de la classe des morphèmes lexicaux à celle des morphèmes grammaticaux. La grammaticalisation caractérise principalement, à notre avis, la catégorie des composés possessifs : en effet, de manière surprenante, les composés dans lesquels ἐν°signifie « dedans »ne sont nombreux dans aucune des époques et des variétés examinées. La valeur de ἐν° qui apparaît prévalanteest celle d’indication de simple « présence » (ou possession), sans indication de lieu.
À notre avis, la cause de cette grammaticalisation est l’absence de structures syntaxiques libres formées par les mêmes éléments auxquelles le composé puisse correspondre.
La deuxième grande tendanceest contraire à la première et concerne la classe des composés hypostatiques : dès l’époque archaïque on trouve des cas de composés hypostatiques qui coexistent avec un adjectif dérivé du même substantif dont dépend le second membre du composé ; l’adjectif composé et l’adjectif dérivé sont quasi synonymes et partagent l’aspect morphologique, c’est-à-dire qu’ils sont formés avec le même suffixe. En se fondant sur la quantité de ces cas, on fait l’hypothèse que la forme hypostatique à premier membre ἐν° n’est pas une formation autonome fondée sur le modèle du syntagme, mais une sorte de re-détermination de l’adjectif dérivé, visant à rendre plus transparente la formation. Cet aspect concorde avec le fait que la classe des composés hypostatiques est l’unique, parmi celles des composés à premier membre prépositionnel, qui conserve une structure syntaxique (celle du syntagme) qui puisse être considérée, au moins au niveau théorique, le modèle de la micro–syntaxe interne au composé, et par conséquent, l’unique classe qui respecte, au moins en partie, la définition de Benveniste selon laquelle les composés sont une micro-syntaxe[3].
La troisième grande tendanceest une conséquence de la première (la grammaticalisation du premier membre des composés possessifs) et concerne à la fois la classe des composés possessifs et celle des hypostatiques : pour de nombreuses formationsen effet, on ne parvient pas à établir avec certitude si l’on est en présence de l’une ou de l’autre classe. Ces formations partagent pourtant certaines caractéristiques, ce que laisse penser qu’elles étaient perçues comme un groupe cohérent. Il s’agit des composés qui indiquent la possession d’une caractéristique abstraite (du point de vue sémantique) comme ἔνδοξος« fameux » ou ἔντιμος« honoré », en plus de tous ceux qui constituent le sous-groupe des « termes philosophiques et théologiques »de la koiné. Certaines de leurs caractéristiques sont typiques des composés possessifs et d’autres typiques des hypostatiques. On estime que l’origine de l’ambiguïté réside précisément dans la signification des substantifs qui constituent le second membre, c’est-à-dire dans le fait que l’indication d’être, par exemple, « honoré », peut être exprimée soit avec la métaphore « avoir l’honneur auprès de soi » soit avec celle de d’« être en honneur, conforme à l’honneur » ; parce que les deux métaphores ont un résultat équivalent, la perception de la transparence de la structure s’affaiblit et la valeur de ἐν° dans la formation est ainsi grammaticalisée.
En ce qui concerne la valeur d’atténuation de ἐν° dans les composés déterminatifs, on reprend et on approfondit l’hypothèse de Strömberg selon laquelle elle dérive d’uneanalogie avec la formation des composés possessifs :à partir d’une métaphore comme « avoir le vert en soi » (cf. ἔγχλοος) on obtient le sens dénotatif de « être verdâtre (cf. ἔγχλωρος).
Enfin, on se concentre sur laclasse des composésà second membre déverbatif : afin d’expliquer la valeur de ἐν°, qui dans les composés de ce type est nulle du point de vue sémantique, on se propose de la considérer comme ayant un rôle grammatical. On étudie la possibilité que l’origine de cette fonction puisse résider dans l’analogie avec la classe des composés possessifs et dans l’influence des adjectifs syntagmatiques, dont les exemples sont presque exclusivement composés.
Dans l’ensemble, les résultats de notre recherche permettent d’affirmer que le cas de ἐν° confirme ce qui ressort déjà de l’analyse de περι°dans la composition nominale, à savoir la tendance du premier membre à perdre le statut de lexème et à devenir un préfixe[4].
[1] Cf. Chantraine 1942.
[2] Cf. Strömberg 1946, p. 115-116.
[3] Cf. Benveniste 1967.
[4] Cf. Bologna 1980.