Philosophie des mondes virtuels et des jeux vidéo
Horaire : 09h30-17h00
Lieu : Visioconférence BigBlueButton
Cette journée d’étude propose de reprendre la réflexion sur les jeux vidéo à partir de la notion spécifique de monde. Remarquons tout d’abord que, dans le contexte des usages multiples de l’ordinateur, le terme de « monde » est employé fréquemment, aussi bien pour désigner les « mondes virtuels » en général que les « mondes vidéoludiques » en particulier. Cependant, il n’est pas certain que la mondanité en question – ce qui fait que ces mondes sont des mondes – soit dans tous les cas d’une même nature. Cette notion de monde est-elle conçue de la même manière, renvoie-t-elle aux mêmes caractéristiques, aux mêmes dimensions de l’expérience, tant pour les mondes virtuels que sont par exemple les simulations scientifiques ou encore les réseaux sociaux que pour les jeux vidéo stricto sensu ?
Nous nous proposons de nous interroger également, et plus précisément, sur ce qui permet de rassembler, sous ce vocable commun de « monde », des jeux vidéo en apparence très différents. Peut-on en qualifier de « monde » un jeu comme le Solitaire au même titre qu’un jeu de type MMORPG ? La pluralité de ces mondes et de leurs caractéristiques respectives – mondes dits ouverts, persistants, procéduraux, etc. -, spécifiquement appliquées aux jeux vidéo, souligne l’hétérogénéité apparente de telles entités. Dans quelle mesure, dans le cas précis des jeux vidéo, la notion de monde conserve-t-elle sa pertinence descriptive, analytique ou, au moins, heuristique ? Si sa pertinence change de nature ou de raison d’être en fonction des jeux vidéo, comment s’y décline-t-elle ?
De nombreux travaux existent déjà sur des questions proches. Pourtant, il semble a priori fécond de vouloir prolonger l’enquête au sujet de ces caractères distinctifs de mondanité, cela dans la mesure où d’autres travaux existent, par ailleurs, qui confirment l’impact que le virtuel et nos pratiques des jeux vidéo ont, en retour, sur notre appréhension et notre interprétation du « monde réel » lui-même. De même que la considération de « mondes possibles » donne déjà en elle-même une certaine forme d’appréhension du monde réel (par exemple l’accès à la causalité via les contrefactuels), il se pourrait que ce que les mondes virtuels font au monde réel — la façon dont ils les affectent plus ou moins directement — ne soit pas non plus chaque fois d’une même nature. Et qu’en est-il en particulier des mondes vidéoludiques ?
Plus généralement, donc, quelles relations réciproques les différents « mondes virtuels » entretiennent-ils entre eux ? Et quelles sont, par contrecoup, les relations au monde réel que les jeux vidéo tendent, par leur mondanité même, à modifier, à informer, voire à prescrire ?
Journée d’étude organisée par Franck Varenne et Martin Buthaud.
PROGRAMME
Remarque liminaire : du fait de la crise sanitaire, nous avons déjà repoussé d’un an la tenue de cette journée d’étude. Nous avons cherché longtemps mais sans succès à y faire intervenir des collègues femmes. La prochaine journée d’étude rouennaise sur les mondes virtuels s’efforcera de nouveau d’améliorer la parité, mais avec plus de succès cette fois-ci, nous l’espérons. Les organisateurs.
09h30 — Accueil, test des connexions et des partages d’écran
09h45 — Introduction de Franck Varenne (Université de Rouen, ERIAC EA 4705), « Quelques observations sur les fonctions des mondes dans certaines simulations scientifiques »
10h00 — Conférence de Martin Buthaud (Université de Rouen, ERIAC EA 4705), « Les mondes possibles vidéoludiques »
De l’industrie vidéoludique elle-même (« World » of Warcraft) à la recherche actuelle en game studies, la notion de « monde » est abondamment utilisée pour désigner les jeux vidéo, le « ce dans quoi » serait immergée une personne en train de jouer. Selon la perspective adoptée, on parlera alors de monde virtuel, fictionnel, possible, ouvert, persistant, ou encore transmédiatique. Les adjectifs ne manquent pas pour caractériser les propriétés de tel ou tel monde vidéoludique, notamment afin d’en discuter la délimitation avec le « monde réel ». Cet usage de la notion de monde à propos des jeux vidéo est néanmoins problématique, puisqu’il est, d’une part, rarement justifié et qu’il reste donc difficile de comprendre ce qui véritablement fait monde dans un jeu vidéo. Il donne d’autre part l’impression que l’ensemble des personnes jouant à un même jeu serait immergé dans un même monde, comme si à chaque jeu vidéo correspondait un seul et unique monde, ce qui ne semble pas véritablement correspondre à l’expérience vidéoludique que nous faisons habituellement. Pour résoudre ces difficultés, je proposerai d’utiliser la thèse de la pluralité des mondes de David Lewis pour tenter de définir de façon plus rigoureuse ce qu’est un « monde vidéoludique », définition qui nous invite plutôt à penser que chaque jeu vidéo englobe non pas un monde unique, partagé et commun, mais une véritable galaxie de mondes, relativement indépendants les uns des autres et qui entretiennent entre eux des relations complexes encore trop peu souvent étudiées.
10h45 — Discussion
10h55 — Pause
11h00 — Conférence de Mathieu Triclot (Université de Technologie de Belfort Montbéliard, FEMTO-ST UMR 6174), « Mondes de fiction en jeu vidéo »
Mon intervention propose d’examiner les trois questions principales de l’appel – la consistance singulière des « mondes vidéoludiques », leur diversité et les relations réciproques du « virtuel » au réel – à l’intersection entre théories anthropologiques de la fiction et savoirs du jeu. Ces cadres théoriques partagent des descriptions proches de l’attitude ludique et de l’expérience des fictions. La question de l’effet de la machine informatique sur la consistance des univers de la fiction est posée dès le Pourquoi la fiction ? de Jean-Marie Schaeffer : « plus que toute autre fiction, la fiction numérique se comporte comme si elle était un univers indépendant, une “réalité” imposant ses contraintes propres » (309-310). Elle se poursuit notamment dans la thèse de Olivier Caïra, qui reconnaît des formes de « fictions axiomatiques », et positionne les jeux vidéo, comme « simulation », au milieu des pôles « mimétiques » et « axiomatiques » de la fiction. Le retour aux théories traditionnelles des jeux, et notamment à la classification de Caillois, permet cependant d’ouvrir d’autres voies pour représenter la diversité de l’usage des mondes joués. De plus, le recours à Caillois conduit à mettre en avant des effets qui peuvent prendre à rebours la consistance des mondes ludiques. Enfin, la question des effets de réels des univers virtuels rejoint la question centrale des théories de la fiction, qui positionne cette dernière comme une forme de jeu, métastable, entre croyance et déprise, où la frontière entre réel et virtuel fait l’objet d’un investissement constant.
11h45 — Discussion
12h00 — Pause déjeuner
13h30 — Conférence de Manuel Rebuschi (Université de Lorraine, AHP-PReST UMR 7117), « Mondes virtuels, mondes fictionnels et monde réel »
Le virtuel est-il simplement une catégorie spéciale du réel, comme le défend D. Chalmers ? Dans cet exposé, j’argumenterai que ce n’est pas la voie la plus évidente et je lui opposerai une conception « dualiste » du virtuel, combinant réel et fictionnel. On ne peut cependant pas se limiter à saisir les mondes virtuels dans une perspective métaphysique. Ces mondes sont les lieux et les objets de certaines de nos explorations, de nos observations et de nos pratiques. Sous cet angle, le virtuel est entré dans la vie « réelle » et quotidienne de la majorité de la population mondiale. L’exposé abordera la question du voir et de l’agir dans les mondes virtuels et proposera de les penser sur le modèle du voir au travers d’une représentation et de l’agir médiatisé. La pratique des mondes virtuels ne serait ainsi, finalement, pas tant éloignée de nos explorations ordinaires du monde réel… et des mondes fictionnels.
14h15 – 14h30 – Discussion
14h30 — Conférence de Gauvain Leconte-Chevillard (Académie de Lille, IHPST UMR 8590), « Donjons et jardins : la narration par le level design »
Les jeux vidéo ont la propriété d’être des jeux qui peuvent raconter des histoires se déroulant dans des mondes fictionnels simulés (Esposito 2005). Mais quelle est leur manière propre de narrer leurs récits ? La plupart des éléments narratifs d’un jeu (textes, cinématiques, musiques) semblant être des éléments hors du jeu, préscriptés et empruntés à d’autres formes artistiques et culturelles comme la littérature, le cinéma ou la musique. On pourrait ainsi avoir l’impression que les jeux vidéo ne proposent que des histoires tronquées par des phases de jeu, et c’est pourquoi les game studies se sont opposées, à leur naissance, aux approches narratologiques des univers vidéoludiques (voir Zabban 2013, Genvo 2018).
Pourtant des approches narratologiques ont montré que l’on pouvait analyser le contenu narratif des jeux et leur relation à l’expérience des joueuses (Klevjer 2002, Marti 2012). Dans cette intervention, je propose de prendre au sérieux et de tester l’hypothèse proposée à plusieurs reprises (Salen et Zimmerman 2004, Marti 2014) selon laquelle la question de la narrativité vidéoludique s’effectuerait à deux niveaux : le scénario du jeu — l’histoire qu’il raconte — et le récit de la partie – l’histoire que vit la joueuse en explorant les possibilités ouvertes par le code du jeu. Je montre d’abord que la structure d’une partie de jeu vidéo présente des analogies de structure avec un récit verbal. Puis, j’examine le concept de dissonance ludonarrative (Hocking 2009) et soutiens qu’il ne prend sens que si l’on admet qu’il existe ces deux niveaux de narration. Je prends ensuite l’exemple des jeux d’aventure dans lequel le récit de la partie est raconté par la mise en espace des actions de la joueuse pour surmonter des obstacles, c’est-à-dire son level design. Je montre enfin que ce mode de narration, qui repose sur la conception d’un espace à parcourir, trouve des prédécesseurs et des correspondances dans l’art des jardins et l’architecture des parcs d’attractions (Clément 2016).
15h15 — Discussion
15h30 — Pause
15h45 – Conférence d’Alexandre Declos (Collège de France), « Qu’est-ce qu’un monde virtuel ? »
On parle aujourd’hui volontiers de « mondes virtuels » pour désigner les environnements immersifs, interactifs, et générés par ordinateur que l’on trouve, au premier chef, dans les jeux vidéo. Ce terme désigne alors le cadre ou l’espace-temps dans lequel s’inscrit l’interaction du joueur, qu’il s’agisse de certains lieux déterminés (Azeroth, Liberty City, Dinosaur Land) ou, plus largement, de l’ensemble des niveaux, maps ou arènes que comprend un jeu donné. On peut toutefois se demander quel sens donner à la notion de « monde » dans ce contexte. Comme je le défendrai dans cette communication, cette question est indissociable d’une réflexion sur la réalité ou fictionalité du virtuel, thème qui a fait l’objet de discussions récentes (Tavinor 2011 ; Chalmers 2017). Après avoir considéré ce débat, et opté en faveur d’une thèse réaliste, je tâcherai d’élucider la nature des entités virtuelles, et plus précisément, de clarifier leurs conditions d’identité et de persistance. L’ontologie défendue permettra de repenser la notion de « monde virtuel » à nouveaux frais, et de rendre compte de ce qui distingue entre eux les mondes virtuels (voire, différents types de mondes virtuels).
16h30 — Discussion
16h45 — Discussion générale et fin
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