Pensée identitaire et cosmopolitisme Martin Heidegger / Ernst Cassirer (Davos 1929-Paris 2019)

Date : 18 novembre 2019
Horaire : 10h00-19h00
Lieu : Maison Heinrich Heine | Cité internationale universitaire de Paris | 27C Boulevard Jourdan | Paris (14e)

Bien au-delà de la seule philosophie, le débat à Davos en 1929 entre Cassirer et Heidegger a marqué l’histoire des idées. Il a même donné naissance à des récits passablement légendaires qui négligeaient le contexte historique précis.

Un nouveau regard s’impose, à la lumière des œuvres publiées depuis. Les vingt-cinq tomes de l’édition allemande de référence de Cassirer ne sont disponibles que depuis 2007 auxquels s’ajoutent les dix-sept tomes du Nachlass depuis 2017. Des 102 volumes de la Gesamtausgabe de Heidegger, édition de référence mais sans garantie scientifique, une dizaine reste programmée, mais d’ores et déjà la publication des cinq premiers volumes des Cahiers noirs a permis d’engager une relecture critique de l’ensemble.

C’est donc à présent seulement que l’on peut véritablement évaluer les projets contrastés des deux philosophes. Leurs enjeux intéressent notamment le statut de la rationalité et des sciences, en particulier celles de la culture, aussi bien que le statut de la technique parmi les formes symboliques. Et tout autant, les oppositions entre la démocratie et la théologie politique ; entre la légitimité du cosmopolitisme et l’ontologie identitaire ; enfin, entre la possibilité même d’une éthique ou son rejet de principe.

Tous ces thèmes contradictoires exigent aujourd’hui une révision critique, non seulement rétrospective, mais ancrée dans le présent. Au-delà même de la philosophie, des courants de pensée et des forces politiques en Europe et dans le monde poursuivent en effet ces deux voies qui s’opposent aujourd’hui.

Avec le soutien de l’Université Européenne de la Recherche (Paris), du Centre Georg Simmel – Recherches franco-allemandes en sciences sociales, EHESS-CNRS, UMR 8131), de l’ERIAC (Université de Rouen Normandie) et de l’Institut Ferdinand de Saussure.

Journée d’études organisée par Emmanuel Faye, Jean Lassègue et François Rastier

PROGRAMME


10h00-10h30
Heinz Wissmann (directeur d’études, EHESS), Remarques sur un débat avorté.

10h30-11h00Emmanuel Faye (professeur de philosophie, université de Rouen Normandie), Davos, 1929: enjeux, jalons et résolution philosophique d’un conflit.

11h00-11h30 Sidonie Kellerer (chercheuse, université de Cologne), Émancipation ou soumission. Deux conceptions opposées du langage.

11h30-12h00Muriel van Vliet (lycée Chaptal – Saint-Brieuc et université Rennes 1), Peur et politique selon Cassirer et Heidegger.

12h00-12h30François Rastier (directeur de recherche, CNRS), Heidegger, Cassirer et les sciences de la culture.

12h30-14h00Pause déjeuner.

14h00-14h30Jean Seidengart (professeur, université Paris Ouest La Défense), La force formatrice de l’esprit et le dépassement de la finitude chez Cassirer : un premier jalon vers la métaphysique des formes symboliques.

14h30-15h00Jean Lassègue (directeur de recherche, CNRS), Un legs de Cassirer à Davos : le transcendantal comme ressource interprétative
.

15h00-15h30Fabien Capeillères (maître de conférences, université de Caen Normandie), Que peut une métaphysique ? Sur les enjeux contemporains de l’interprétation de Kant.

15h30-16h00Pause.

16h00-16h30Leonore Bazinek (université de Rouen Normandie), Culture et rationalité. Un aperçu de « Ernst Cassirer. The Last Philosopher of Culture » d’Edward Skidelsky 

16h30-17h00Carole Maigné (professeure ordinaire, université de Lausanne), L’ordinaire et le symbolique : l’anthropologie chez Cassirer et Geertz .

17h00-18h00Table-ronde et discussion générale.

18h00Apéritif.

RÉSUMÉS


Heinz Wissmann

Directeur d’études, EHESS
Remarques sur un débat avorté
En récusant d’emblée, au nom du souci existentiel qui rive le sujet authentique, en tant que simple être-là, à l’expérience intime de sa finitude, la problématique de l’intersubjectivité, dont Cassirer avait fait la trame de son projet philosophique, Heidegger n’avance pas une thèse susceptible d’être discutée, mais invalide l’idée même du débat auquel il se trouve convié. Sans jamais tenir compte, fût-ce de manière critique, des raisonnements de son interlocuteur, il leur oppose une radicale fin de non recevoir. Toutes les tentatives de Cassirer de dégager un accord minimal, pouvant servir de point de départ à une discussion approfondie, se heurtent à ce refus de principe, où affleure l’intolérance qui caractérise les partis pris dogmatiques. Fidèle à sa stratégie de « destruction » de la métaphysique, qui le conduit à rejeter en bloc l’héritage kantien assumé par le néokantisme, Heidegger oblige Cassirer à défendre un certain nombre de positions dépassées, pour la seule raison, bien trop subtile, d’avoir rendu leur propre dépassement possible. Aussi, à aucun moment, la fécondité réflexive du criticisme, dont témoigne la genèse de la Philosophie des formes symboliques, n’a-t-elle pu être abordée. C’est pourquoi le débat annoncé a finalement tourné court.

Emmanuel Faye
Professeur de philosophie, université de Rouen Normandie
Davos, 1929: enjeux, jalons et résolution philosophique d’un conflit
La rencontre de Davos entre Cassirer et Heidegger de 1929 n’est pas un événement isolé. Elle s’inscrit dans la longue durée et revêt une signification philosophique et politique de fond qu’il s’agira de dégager, dans un tout autre esprit que l’ouvrage de 2010 de Peter Gordon.

Sidonie Kellerer
Chercheuse, Université de Cologne
Émancipation ou soumission. Deux conceptions opposées du langage
Dans une large mesure, la nature du rapport de Heidegger au langage n’a pas été comprise. C’est pourtant une clef pour comprendre l’histoire de la réception de Heidegger.
Lors du débat entre Heidegger et Cassirer en 1929 à Davos le modérateur fit judicieusement remarquer : « Ces Messieurs parlent des langages tout à fait distincts ». Heidegger n’y trouva rien à redire et souligna au contraire que son propos « ne se laisse pas traduire par un concept de Cassirer ». Cassirer pour sa part y opposa la conviction qu’il « existe quelque chose tel que le langage. Et quelque chose telle qu’une unité au-delà de l’infinité des différentes manières parler. Cela constitue pour moi le point décisif ».
Aussi la rencontre à Davos ne fut pas un réel dialogue, mais bien plutôt l’occasion pour Heidegger de discréditer la philosophie cassirerienne de la culture et assurer une respectabilité à une vision du monde anti-rationaliste.
La contribution caractérisera les deux conceptions du langage qui sous-tendirent le ‘débat’ de Davos, en montrant en particulier que le structuralisme langagier de Cassirer n’a rien de formaliste, contrairement à la caricature qu’en présenta Heidegger.

Muriel van Vliet
Université Rennes 1
Peur et politique selon Cassirer et Heidegger
Cette contribution explicite la conception cassirerienne de la philosophie de la culture, selon laquelle la pensée mythique permet un premier processus de distanciation pour contrer, par le rituel collectif, la peur liée à l’absence de connaissance scientifique des lois de la nature — la pensée mythique permettant toutefois de premiers concepts qui préparent indirectement la science et une forme de rationalisme universaliste.
En revanche, la conception existentialiste de Heidegger part de l’angoisse individuelle d’être jeté là et l’approfondit au lieu de de la conjurer, pour finir par se réfugier dans une réflexion sur le fait d’habiter authentiquement le monde, condamnant technique, science et raison.
Dans la continuité de sa conception de la culture comme louable distanciation du sujet et de l’objet, Cassirer défend une démocratie republicaine fondée sur la raison, tandis que heidegger defend une conception nationaliste du territoire, prête à une forme de violence et d’irrationalité. La conception de la conscience, de l’imagination et de la liberté diffère chez ces deux auteurs, ce qui sera approfondi pour comprendre leurs divergences. La réflexion partira de Davos pour s’ouvrir à des écrits datés de la seconde guerre mondiale, dont Le Mythe de l’État et les Cahiers noirs.

François Rastier
Directeur de recherche, CNRS
Heidegger, Cassirer et les sciences de la culture
Au tournant du siècle précédent, les révolutions scientifiques en mathématiques et en physique ont bouleversé la tradition ontologique, dissipant notamment la notion de substance et relativisant l’espace comme le temps. Après en avoir tiré les conséquences majeures, Cassirer réfléchit le développement des sciences de la culture  tout en précisant la spécificité de leur champ.
Pour mener un combat « au couteau » (sic) contre la rationalité et restaurer le primat mythico-religieux dans la pensée, Heidegger tente dès Sein und Zeit d’annuler la révolution ontologique qui menace sa métapolitique et sa mystique identitaire : pour cela, il récuse sans appel la science — d’Anaximandre à Einstein. Outre ce refus, les Cahiers noirs multiplient les condamnations de la culture, jugée enjuivée et cosmopolite. Elles semblent d’autant plus actuelles que la déconstruction a trouvé un écho dans les Cultural studies qui postulent, selon les termes de Derrida, la « colonialité essentielle » de la culture.
Près d’un siècle après Davos, le choix reste ouvert pour les sciences de la culture. À une pensée mythique, qui sous-tend les polémiques éliminatoires, s’oppose une réflexion critique sur les formes symboliques que sont le mythe, le langage, la technique et les autres institutions.

Jean Seidengart
Professeur, Université Paris Ouest La Défense
La force formatrice de l’esprit et le dépassement de la finitude chez Cassirer : un premier jalon vers la métaphysique des formes symboliques
À l’occasion de la confrontation de Davos avec Heidegger, Cassirer rappelait en 1929 que c’est précisément le dépassement de la finitude (expression que nous aurons à préciser) qui permet de définir l’homme, car l’essence de l’homme réside non pas dans ce qui l’enracine dans son environnement existentiel, mais dans ce qu’il a à être en tant que, comme dit Kant : « législateur (als Gesetzgebend) absolument a priori en vue de sa propre existence et déterminant aussi cette existence elle-même » [Ak iii, 280]. Or, c’est avant tout la fonction symbolique qui permet à l’esprit de s’arracher au jeu des forces vitales pour entrer dans le monde de la culture et surmonter le dualisme métaphysique du sensible et de l’intelligible, rendant ainsi accessibles diverses formes de dépassement. C’est d’ailleurs l’énergie symbolisante que Cassirer appelle « la force formatrice de l’esprit » qui permet à l’homme de transcender l’espace pragmatique de la vie quotidienne à travers les différentes formes du mythe, de l’art, de la religion et de la science. Certes, bien que la seule conscience individuelle de notre propre finitude soit insuffisante pour nous élever au-dessus d’elle, c’est notre appartenance à l’humanité toute entière par le truchement de la symbolicité qui nous ouvre au champ illimité de la culture. L’objet de notre contribution sera donc de réactiver la cohérence forte entre ces thèmes (dont Heidegger s’est délibérément écarté) en vue de montrer comment ils conduisirent Cassirer dès la fin des années vingt à concevoir ce qu’il appellera « la métaphysique des formes symboliques ».

Jean Lassègue
Directeur de recherche, CNRS
Un legs de Cassirer à Davos : le transcendantal comme ressource interprétative
Il s’agira dans cet exposé de plaider pour Cassirer moins par la lettre du texte conservé du débat de Davos avec Heidegger, somme toute assez peu informatif, que par ce que sa philosophie permet aujourd’hui d’entreprendre. Cassirer n’est sans doute pas parvenu à défendre à Davos l’idée que la philosophie transcendantale pouvait constituer une ressource qui dépasse la situation épistémologique propre à Kant. Pourtant, en déployant une interprétation transcendantale de la relativité einsteinienne, Cassirer avait montré dès le début des années 1920 comment le projet kantien pouvait continuer à servir de ressource interprétative pour les sciences de son temps pourvu que l’on suive la perspective qui est la sienne, centrée sur le symbole. Pour corroborer cette démarche que Heidegger à Davos a su éviter de voir parce qu’elle avait eu pour principal objet les sciences de la nature, il aurait sans doute fallu la compléter par une démarche transcendantale analogue ayant les sciences sociales pour objet. Je me propose d’aller dans cette direction et de me demander ce qu’aurait été une philosophie cassirérienne du droit que les événements historiques ultérieurs ne lui ont pas permis entièrement d’écrire en me servant de la perspective transcendantale comme d’une ressource pour les sciences sociales d’aujourd’hui.

Fabien Capeillères
Maître de conférences, université de Caen Normandie
Que peut une métaphysique ? Sur les enjeux contemporains de l’interprétation de Kant
Il s’agit de revenir, en les élargissant et les contextualisant, sur les schémas interprétatifs du Kantisme qui ont fait l’objet explicite du débat de Davos. On cherche à saisir ce qu’impliquent et ce qu’interdisent les différentes structures métaphysiques convoquées, du point de vue de la conception de l’humain.

Leonore Bazinek
Université de Rouen Normandie
Culture et rationalité. Un aperçu de « Ernst Cassirer. The Last Philosopher of Culture » d’Edward Skidelsky
Nous proposons une approche critique d’un ouvrage curieux, reçu avec enthousiasme aux États-Unis. (liste de comptes-rendus: https://press.princeton.edu/titles/8806.html). L’auteur défend à toute force que Cassirer aurait été le dernier philosophe de la culture. Comme il aurait échoué, tout l’humanisme allemand aurait échoué. Il ne reste que Heidegger : cette thèse est posée sur le mode du constat dès l’« Introduction » et l’auteur se réfère pour cela à Davos 1929.
Notre analyse s’attache notamment à la méthodologie que l’auteur met en œuvre. Nous présentons brièvement l’ensemble pour nous concentrer ensuite sur les pages qui discutent explicitement cette rencontre de Davos.

Carole Maigné
Professeure ordinaire, université de Lausanne
L’ordinaire et le symbolique : l’anthropologie chez Cassirer et Geertz
Dans un texte célèbre, « La description dense », introduction à Interpretation of cultures (1973), Clifford Geertz ouvre son argumentation par une référence à Philosophy in a new key de Suzanne Langer et la clôt en sa dernière page par un hommage à Ernst Cassirer, enchâssant donc sa démarche d’ethnographe en écho à la philosophie des formes symboliques et à son héritage américain. Il me semble qu’il y a là encore matière à réflexion, malgré le poids de la littérature critique sur le sujet, et ceci pour au moins deux raisons : le projet de Cassirer se voit confronté aux débats de l’anthropologie contemporaine et notamment au refus chez Geertz de ce terme même au profit de « l’ethnographie », ce qui est une décision philosophique ; plus avant encore, il se voit confronté de manière souterraine mais intense à la philosophie du langage ordinaire américaine, qui interroge à nouveaux frais ce que signifie le « symbolique » dans la culture. Notre contribution discutera le statut du langage et de la culture dans les deux cas, notamment le scepticisme linguistique propre à la philosophie du langage ordinaire qui n’a rien de cassirérien. L’enjeu restera bien l’anthropologie possible de l’animal symbolique que définit l’Essai sur l’homme et propose au fond ainsi, quoiqu’indirectement, une des réponses possibles au débat de Davos entre Heidegger et Cassirer en 1929.