Transdisciplinarité et fractales

Date : 21 janvier 2025
Horaire : 10h00-16h30
Lieu : Maison de l'Université | Salle de conférences | Mont-Saint-Aignan

Première journée d’étude inter-labos et inter-composantes du « Cycle de recherche sur la transdisciplinarité : Anthropocène et tissage des disciplines par les concepts »

Dans le contexte de l’Anthropocène, le constat d’une interpénétration du mondain et du mondial (Serres), de l’histoire humaine et de l’histoire naturelle (Chakrabarty), montre l’impérieuse nécessité d’une évolution urgente, mais autant que possible réfléchie et concertée, des rapports entre disciplines scientifiques. Le monde de la recherche en convient déjà : le nombre de projets, colloques et séminaires sur ces sujets en atteste. Le cycle que nous lançons participe de ce mouvement. Il a cependant pour objectif spécifique une étude collégiale des formes à la fois possibles et souhaitables d’articulations étroites entre disciplines dans le contexte inédit – et cerné d’urgences – de l’Anthropocène. D’où le choix de notre objet : les nouvelles transdisciplinarités appelées par l’Anthropocène.

Partant de l’hypothèse que les approches systémiques (système Terre, hypothèse Gaïa), intégratives, participatives ou procédant selon les concepts issus de la pensée complexe (Morin) ou encore de théories plus spécifiques des systèmes complexes (Li Vigni), malgré les contestations qu’elles essuient parfois, sont des acquis pour ce qui concerne la manière qu’ont certaines disciplines de devoir reconsidérer leurs méthodes ou objets propres ou encore de se retrouver autour d’un même objet complexe, notre questionnement portera sur les relations réelles sinon souhaitables entre disciplines, sur la nature des nouveaux rapports à favoriser entre elles. Si l’on peut très grossièrement caractériser la pluridisciplinarité comme le partage d’un même objet par plusieurs disciplines, l’interdisciplinarité comme le partage d’une même méthode et d’éléments de logique, la transdisciplinarité ambitionne de partager les mêmes concepts et, ce faisant, de toucher au cœur des disciplines. De par son caractère intrusif et sa radicalité suspecte, la transdisciplinarité a souvent été contestée, marginalisée et vue, parfois à juste raison, comme un projet idéologique. Nous faisons l’hypothèse que l’urgence actuelle mérite qu’on réévalue la question : ne nous faut-il pas, dans le contexte de l’Anthropocène, non seulement de nouvelles pluridisciplinarités, de nouvelles interdisciplinarités mais aussi, plus fondamentalement, de nouvelles transdisciplinarités ?

Ce cycle, organisé par Stéphane Pessina (Université de Rouen Normandie, CUREJ), Thierry Roger (Université de Rouen Normandie, CÉRÉdI) et Franck Varenne (Université de Rouen Normandie, ERIAC) prend la forme d’une recherche épistémologique, méthodologique et logique, de nature interdisciplinaire, autour d’un objet commun à construire ou enrichir : un type nouveau, souhaitable, ouvert, révisable, opérationnel et transmissible de transdisciplinarité.

ARGUMENTAIRE DE LA PREMIÈRE JOURNÉE

Comment, dans le contexte de l’Anthropocène, peut-on favoriser le tissage concerté et ouvert des disciplines par les concepts ? Telle est donc notre question directrice. Pour notre première journée d’étude, c’est le concept de « fractale » qui a été choisi comme candidat possible – parmi d’autres – au statut de concept transdisciplinaire déjà installé et, à ce titre, instructif.

Une forme est dite fractale lorsqu’elle est fortement découpée, fracturée ou échancrée, tout en manifestant un type très similaire de fracture à différentes échelles d’observation : on dit qu’elle est similaire à elle-même ou auto-similaire. Une telle forme est donc à la fois complexe et simple : pouvant être causée par des règles locales déterministes ou aléatoires mais manifestant pourtant des régularités globales, elle existe et est causée de façon similaire à des échelles distinctes. Elle peut ainsi résulter de la contribution d’acteurs ou d’agents distincts ou hétérogènes, opérant à différentes échelles ou soumis à différents facteurs. Par là, elle semble pouvoir conférer une nouvelle et large capacité de description mais aussi d’explication conjointes – au moyen de mécanismes générateurs analogues – d’un certain nombre de phénomènes complexes et composites. Elle paraît ainsi permettre à des disciplines hétérogènes et travaillant à différentes échelles de s’articuler davantage et plus rigoureusement.

Dès qu’il a été conçu et popularisé par le mathématicien Benoît Mandelbrot, le concept de fractale a connu un destin transdisciplinaire foudroyant : il a été adopté comme concept tantôt descriptif tantôt explicatif aussi bien en finances, en géologie, en physique des matériaux, en thermique (avec le concept conjoint de constructale), en hydrologie, en géomorphologie, en géographie humaine, en anthropologie, en art, en musique, en anatomie, en botanique, en biologie du développement (morphogenèse), en cosmologie, en informatique et imagerie de synthèse. Le caractère extrêmement disparate de ses lieux d’application comme son fort pouvoir de migration interrogent : s’agit-il seulement d’usages analogiques ou métaphoriques ? Ou tiendrions-nous là une sorte d’universel – la « fractalité » – qui traverserait les disciplines, les processus, les échelles, les niveaux d’organisation, voire les niveaux de réalité ? Et, quand bien même ce serait le cas, pourquoi les fractales devraient-elles plus spécialement relever d’une sorte de transdisciplinarité forte alors que la migration transdisciplinaire et millénaire de bien d’autres concepts mathématiques dans maintes disciplines ne semble pas autant nous prédisposer à le penser ? Ne s’agit- il pas là de l’effet d’une simple fascination passagère, causée par une sorte de « biais d’étrangeté » lui- même déclenché par ce qui a justement longtemps été conçu comme un « monstre mathématique » (Mandelbrot, 1982) avant qu’il ne rentre sagement dans la boîte à outils mathématiques ? Ou bien, au contraire, y a-t-il comme une fatalité ou plutôt inévitabilité fractale, effectivement réelle et intrinsèque qui traverserait les niveaux d’organisation eux-mêmes comme semblent en témoigner de manière troublante certaines théorisations, en particulier en géographie humaine et en géohistoire ? Ainsi, la fractalité spontanée et quasiment irrépressible des villes (Frankhauser, Pumain) n’est-elle pas une cause majeure de l’étalement et du mitage urbains ? Au-delà des déterminismes géographiques simplistes et régulièrement fustigés un peu vite comme tels – encore récemment par le prix Nobel d’économie 2024 (Acemoglu) – la dimension fractale des côtes européennes n’est-elle pas un facteur explicatif majeur de cette domination occidentale (Cosandey) qui nous a précipités dans l’Anthropocène ? Et les analyses économiques et sociales peuvent-elles s’abstraire de ces rôles donnés à la fractalité au motif qu’il s’agirait simplement d’une nouvelle et énième forme de naturalisation et de dépolitisation des questions sociales ? Or, justement : qu’est-ce qui est naturel dans une fractale ?

Ainsi, dans quelle mesure peut-on dire que le concept de fractale traverse fortement les disciplines et qu’il les incite, ce faisant, à effectivement s’entrelacer et se tisser ? Son emploi très large permet-il une articulation forte entre disciplines, comme on pourrait l’espérer, voire le craindre ? Car le « fractalisme » ne tend-il pas aussi vers une sorte de réductionnisme ou de structuralisme idéologique ? Mandelbrot lui- même n’a-t-il pas écrit qu’avec ce concept, il voulait fonder non pas seulement un nouveau formalisme mais bien « une nouvelle discipline scientifique »· (1995, p. 17) ? Si tel n’est finalement pas le cas, au regard des problématiques contemporaines de l’Anthropocène et dans le cadre de ce cycle de recherches sur les concepts circulant entre disciplines comme entre champs disciplinaires, comment qualifier et interpréter la portée épistémique exacte et donc la leçon méthodologique et épistémologique du concept de fractale ?

PROGRAMME

Introduction au cycle de recherche sur la transdisciplinarité

10h00Stéphane Pessina (Université de Rouen Normandie, faculté de droit, CUREJ), « Introduction générale au cycle sur la transdisciplinarité – Transdisciplinarité, complexité et réduction simplificatrice : quelle articulation ? »

10h20Thierry Roger (Université de Rouen Normandie, département de lettres modernes, CÉRÉdI), « L’événement Anthropocène : frontière des disciplines et migration des concepts. Remarques sur les “humanités environnementales” »

10h40Julien Réveillon (Université de Rouen Normandie, CORIA, vice-président Développement durable et responsabilité sociétale), « Propos d’accueil par le VP DDRS de l’Université »

10h50Pause-café

11h10Florent Pasquier (Sorbonne Université, CIRET), « La transdisciplinarité : rétrospectives et perspectives »

11h55Discussions

12h10Déjeuner

La fractalité comme phénomène et concept transdisciplinaires

14h00Franck Varenne (Université de Rouen Normandie, Département de philosophie, ERIAC), « La fractalité : phénomène interdisciplinaire ou transdisciplinaire ? »

14h45David Cosandey (Docteur en physique théorique, Berne), « Fractalité et thalassographie articulée en géohistoire »

15h30Denise Pumain (Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne, Géographie-cités), « Fractalité en géographie »

16h15Discussions et café

TÉLÉCHARGEMENT
| Programme et résumés des communications de la journée

DIFFUSION EN DIRECT
| Lien vers la WebTV