Déborah Lévy-Bertherat, « Le récit peut-il réparer ? Le soin des vivants et des morts dans Sur la terre des vivants »
Le roman Sur la terre des vivants[1] est un projet de ressouvenir, articulant le soin, l’art du récit et les mémoires par rapport à son histoire familiale qui démarre à Hambourg en 1892 quand ses arrière-grands-parents Fiete et Elkan prennent la charge d’un hospice de personnes âgées, le « Altenhaus » ainsi que du cimetière attenant ; pour soigner les vivants comme les morts. Le roman quant à lui, débute en 1903, l’année de naissance de leur troisième fille, Irma, la figure principale du récit, plus précisément par sa naissance, elle se présente avec le visage en premier, « de la face », impatiente de voir le monde. Cela présage de sa façon d’être, impatiente, maladroite et pressée, elle travaillera d’abord dans les bureaux pour devenir ensuite infirmière à vingt-cinq ans, comme sa sœur Edith avant elle, car cinq enfants composent la fratrie, trois filles et deux garçons. L’auteure met en miroir la grande histoire et l’évolution de vie d’une femme en particulier et de sa famille, tout au long du 20e siècle dans un roman en quatre parties, Explorations de 1903 à 1914, Perturbations de 1914 à 1933, Désastres de 1935 à 1945, et Cicatrices jusqu’en 1984. Elle nourrit son récit avec des descriptions d’objets et de mots allemands par les liens affectifs qu’ils ont pour les membres de la famille, les ascendants et les descendants. L’allemand est une langue avec laquelle l’écrivaine entretient un rapport problématique : Cette langue-là s’est inscrite dans sa mémoire, enfant, sans qu’elle ne réussisse jamais à l’apprendre. C’est la langue de ses grands-tantes et de sa grand-mère qu’elle entendait lorsque celles-ci se retrouvaient. Le soin, la couture et la photographie, autant de techniques de réparation, de retouche ont été transmises par les membres de sa famille dont elle s’inspire pour tisser son récit.
Irma lui adresse une grimace, une « bouche tordue » lorsqu’elle se présente à la caméra de Déborah Lévy-Bertherat, quand celle-ci a 9 ans, à Haïfa et bien plus tard, l’auteure découvre ce signe grâce à un agrandissement devenu possible sur son ordinateur. Que se disent-elles, ces deux femmes, la « Krankenschwester », littéralement « sœur des malades », à travers le puzzle de la reconstitution ? Jamais, du vivant d’Irma, Déborah n’aurait osé aborder le passé, alors, qu’aujourd’hui, c’est à travers ses mots allemands expliqués par leur charge affective qu’elle se ressouvient pour elle, qu’elle donne du poids au silence des mots. Un mythe familial raconte qu’Irma a tout fait pour partir au camp de Theresienstadt[2] avec sa mère, Fiete, en octobre 1942. Là-bas, elle s’occupe de sa mère, mais aussi d’enfants soignés pour une scarlatine afin de partir guéris vers les camps de la mort. Ricoeur définit la poétique comme seule réponse possible à l’aporie : ici, celle du soin impossible, prenant la forme d’un art. Depuis le début du récit, Irma apparaît sous un air clownesque, comme une marionnette et cet art du mime va lui permettre d’incarner l’histoire de « Hippeltitsch », le Pinocchio allemand, pour ces enfants de toutes sortes de langues maternelles en surmontant ainsi l’écueil des langues maternelles différentes de ces enfants qui, pourtant, n’ont que peu d’espoir de survivre.
Irma, qui enfant a bravé l’interdit en passant de la cour au cimetière, qui a été infirmière dans le grand mensonge de Theresienstadt et qui, à son retour en 1945, a dressé une liste des biens que l’on lui a volé lors de sa déportation afin d’obtenir réparation : « Wiedergutmachung ». Comment traduire ce mot ? Réparation reste trop faible, « wieder gut », veut dire « bon » et « bien » de nouveau, « machen » de rendre, de faire en sorte que tout le redevienne. En effet, l’art propose une réponse, pour ne pas oublier les vies minuscules et humbles d’une époque en racontant leurs vies. Le soin que l’on prend des autres est réduit à la seule relation encore possible, celle des mots ; posons la question posée par Déborah Lévy-Bertherat : le récit, peut-il réparer ?
Ainsi, chaque lieu de soin révèle un art, au Altenhaus, l’art du soin prédomine, nourrir la famille et les pensionnaires, les aider en douceur dans leur dernier domicile, laver les vivants et les morts – autant de moments de soins quotidiens. Les tombes juives sont couvertes de texte, de récits d’une vie et même quand Elkan va récupérer des corps de soldats tombés au front belge lors de la première guerre mondiale, il s’en va surtout chercher l’histoire de leur mort, « une fois arrangée en récit, la mort devient acceptable[3] » pour la famille. Il répétera fidèlement ces rapports de médecin-chef de l’armée allemande dans le registre du cimetière, pour que « la mémoire en soit conservée.[4] ». Déborah Lévy-Bertherat, n’a-t-elle pas choisi la même démarche, mais non pas pour raconter une mort, mais la vie ?
Le livre d’Irma, Hippeltitsch, traverse le Altenhaus, les pensionnaires lui en font la lecture[5]. C’est de lui qu’elle s’inspire quand elle parlera à sa mère par téléphone, quand elle travaillera à l’hôpital juif de Cologne, l’art de faire rire habille l’indicible dans leurs conversations. Hippeltitsch la soutient également quand elle cherche à amener les enfants ailleurs, dans un récit dépassant leur quotidien[6] du camp de Theresienstadt. Irma est infirmière dans cet hôpital paradoxal. L’art du récit prend la forme du mime et les enfants l’attendaient tous les soirs[7]. Dans ce ghetto, de nombreux artistes[8] occupaient les enfants avec leur art, la musique, la peinture, le théâtre, une transmission aporétique, vouée à la mort et pourtant, ces œuvres ont résisté, elles sont accessibles encore aujourd’hui. Que peut-on soigner par le récit ? Et en quoi, le récit répare-t-il ? L’art du soin comporte ici une dimension anthropologique.
Présentation par Anke Bédoucha, doctorante en philosophie, Webinaire Art et Soin.
NOTES
[1] Lévy-Bertherat : Sur la terre des vivants, Ed. Rivages, Paris, 2023
[2] https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/theresienstadt
[3] Op. cit. p. 109
[4] Op. cit. p. 110
[5] Op. cit. p. 40-41
[6] Intrator, Miriam: People were literally starving for any kind of reading »: The Theresienstadt Ghetto Central Library, 1942-1945, Baltimore, 2007, Johns Hopkins University Press, Volume 55, n° 3, p; 513-522 Abstract: https://muse.jhu.edu/pub/1/article/213101/pdf
[7] Op. cit. p. 271-278
[8] https://www.yadvashem.org/yv/fr/expositions/ready2print/pdf/art-all-rollups.pdf
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