Chaire d’excellence en partenariat Entreprise Université Galatasaray

Phénoménologie des systèmes d’apprentissage profond par des Réseaux de neurones convolutifs

 

1. Argument général

L’Intelligence Artificielle (IA) est apparue après la Guerre froide sous la forme d’une recherche-action transdisciplinaire ambitieuse, qui a notamment donné naissance à l’informatique contemporaine. Son mot d’ordre pourrait être : penser sa pensée comme outil. Des outils capables de stimuler nos pulsions interprétatives et d’opérer sur nos représentations symboliques du monde, à condition de les avoir explicitées. Tâche fastidieuse, ingrate, toujours différentielle, jamais achevée, épuisante et décourageante à la fois.

Le renouveau actuel de l’Intelligence Artificielle réside dans la promesse d’une économie de ce devoir d’explicitation a priori. Les « réseaux de neurones convolutifs pour l’apprentissage profond » sont des « boîtes noires » qui produisent des prédictions et des artefacts étonnants, sans qu’on puisse en assimiler la logique à nos catégories cognitives et à nos habitudes épistémologiques en matière de relation entre pratique et théorie scientifique. En effet, la dynamique de l’apprentissage en jeu est non-linéaire : elle répond à un double mouvement, selon lequel les réseaux de neurones génèrent des interconnections qui excèdent les données initiales, engendrant ainsi des propriétés nouvelles qui rendent l’esprit lui-même irréductible aux réseaux neuronaux. Ainsi, le modèle à l’œuvre dans les théories de l’émergence et, plus avant, dans l’émergence enactive, souligne combien c’est la pratique qui, générative, est d’abord motrice de la représentation théorique symbolique, non l’inverse. Ce modèle globalement pragmatique s’inscrit dans ce l’on a appelé la « cognition située » (H. Dreyfus, 1978, R. Brooks, A. Clarke, 1996, C. Shannon) ou la cognition incarnée (embodied cognition) (F. Varela, 1989), et se développe aujourd’hui comme cognition 4E (embodied, embedded, enacted, extended) (M. Rowlands, 2010).

Ces technologies ont comme conditions de possibilités la mise à disposition de très grandes quantités de données numériques et de moyens de calcul performants, afin de mettre à profit de récentes améliorations d’algorithmes connus depuis les débuts de l’IA —les simulateurs de Réseaux de neurones biologiques — pour proposer des prédictions sans produire d’explications en terme d’une quelconque théorie de domaine. Ainsi, cet ensemble de méthodes d’apprentissage automatique, qui modélise des données grâce à des architectures de transformations non-linéaires, a permis des progrès importants et rapides dans les domaines de l’analyse du signal sonore ou visuel et notamment de la reconnaissance facialeet vocale, de la vision par ordinateur dans le domaine de la santé, ou du traitement automatisé du langage.

Toutefois, nous manquons encore de représentations adaptées aux mondes propres à ces réseaux apprenants : produire ces « représentations » (quitte à interroger l’usage même de cette notion et à lui substituer celle, plus pragmatique, d’opération ou de génération), en formaliser des théories et les rendre accessibles à des non-informaticiens pose des problèmes scientifiques, technologiques et épistémologiques passionnants. Dans un nombre croissant de cas (perception visuelle, coordination sensori-motrice, mémoire procédurale, contrôle moteur, anticipation, coordination sociale, etc.), il ne semble pas nécessaire de devoir recourir à la propriété de la « représentation mentale » pour produire des explications et des prédictions théoriques. D’autres propriétés non-représentationnelles seront alors invoquées : le couplage entre variables (Tony Chemero), les attracteurs dans un système dynamique (Tim van Gelder), l’intentionnalité motrice (Hubert Dreyfus, Andy Clarke), la sensibilité à l’information et aux signaux environnementaux (Dan Hutto), les habitudes et le couplage sensori-moteur (Francisco Varela, Ezequiel Di Paolo).

Une approche originale pour travailler ces questions consiste à mobiliser la méthode phénoménologique en philosophie. La phénoménologie s’intéresse en effet aux rapports dynamiques qu’entretient un sujet avec l’environnement dans lequel il éprouve en conscience son vécu et sa vie, et aux régimes de constitution, par là même, de ce sujet éprouvant (R. Barbaras). Selon ce modèle dynamique, qui mise sur la corrélation première entre le sujet et son monde environnant, c’est leur interaction qui sera mise au premier plan, et le sujet sera à son tour repensé, non comme une instance close sur elle-même (définie par les propriétés de l’intériorité et du retour réflexif sur soi) (R. Descartes), mais comme l’aptitude même de la conscience à s’ouvrir et à être ouverte à ce qui l’entoure : la nature, le monde, l’environnement, le contexte. Les nouvelles propriétés de la conscience sont dès lors l’intentionnalité, à savoir la dynamique de cette ouverture au monde (E. Husserl, M. Heidegger, M. Merleau-Ponty), et la mobilité, c’est-à-dire la capacité du sujet à agir et à transformer la manière dont les choses lui apparaissent, ce qui rend l’expérience motrice et génératrice d’exercices et d’apprentissages (Depraz, Varela, Vermersch, 2003/2011). En mettant en œuvre une approche dynamique, incarnée et située, inspirée par les motifs phénoménologiques déterminants de la conscience comme un lieu d’émergence d’actes, du corps comme une réalité composée, à la fois organique et vécue, et de la communauté intersubjective comme dépositaire de dynamiques performatives, l’approche phénoménologique contemporaine définie comme une « pratique expérientielle », incarnée, contextuelle et performative pourrait être à même de proposer des schèmes d’explicitation novateurs des catégories prédictives en jeu dans les réseaux de neurones convolutifs pour l’apprentissage profond.

Plus particulièrement, la dynamique de la prédiction et de la reconnaissance des signaux visuels et vocaux, qui correspond à un champ emblématique et en plein développement de l’apprentissage profond, pourrait bénéficier d’une interrogation et d’une explicitation phénoménologiques entée sur le modèle de l’attention et de la surprise (Depraz, 2013, 2014, 2018), et explorée selon le programme contemporain de recherche des méthodes en première personne liées à l’explicitation micro-phénoménologique (Vermersch, 1994 2011 ; Petitmengin, 2017 ; Depraz, 2019).

Ainsi, pour esquisser de façon encore très préliminaire un programme de recherche de « micro-phénoménologie de l’apprentissage profond », on pourrait, moyennant des entretiens menés auprès de sujets à qui a été proposée une tâche expérimentale de reconnaissance visuelle ou vocale, faire décrire finement le processus interne vécu, à la fois anticipatif et recognitif, en jeu pour eux lors de la réalisation de la tâche. Les micro-séquences de l’expérience vécue et décrite par le sujet seraient alors reliées aux processus neuronaux parallèlement en jeu, de façon à obtenir de premiers schèmes d’explicitation intégrés du fonctionnement de l’apprentissage profond. Ces résultats seraient évidemment à stabiliser en disposant de suffisamment d’entretiens et de descriptions corrélées aux analyses neuro-dynamiques mesurées parallèlement. (Pour une première recherche menée selon cette méthodologie intégrative 1ère/3ème personne, voir l’ANR Emphiline EMco 2012-2015, et Depraz, Desmidt, 2018).

Bref, la question : « qu’est-ce qui se présente et s’offre à nous lorsque nous mettons en œuvre des Réseaux de neurones convolutifs pour l’apprentissage profond ? » ouvre-t-elle un champ d’investigation passionnant et novateur.

2. Insertion-recherche dans GSÜ

Principal Département concerné à GSÜ :

Autres départements impliqués à GSÜ :

  • Département de Génie informatique (Özlem Durmaz Invel, odurmaz@gmail.com, Maîtresse de conférences)
  • Département de Mathématique (Susumu Tanabé,  tanabe@gsu.edu.tr, Professeur)
  • Département de Génie industriel (XX)
  • Département de droit international public (Tayanç Tunca Molla, TMolla@gsu.edu.tr, Assistant)

3. Bibliographie indicative

  • Charu C. Aggarwal, Neural Networks and Deep Learning: A Textbook, Cham, Springer, 2018.
  • A. Charantonis et al. « Retrieving the evolution of vertical profiles of Chlorophyll-a from satellite observations using Hidden Markov Models and Self-Organizing Topological Maps », Remote Sensing of the Environment, vol. 163, 2015, p. 229-239, DOI : 10.1016/j.rse.2015.03.019.
  • Andy Clark, Being there. Putting Brain, Body and World together, Cambridge, MIT Press, 1997.
  • Yliess Hati, Grégor Jouet, Francis Rousseaux & Clément Duhart, « PaintsTorch: a User-Guided Anime Line Art Colorization Tool with Double Generator Conditional Adversarial Network », in The 16th ACM SIGGRAPH European Conference on Visual Media Production, 2019.
  • Natalie Depraz, On becoming aware. An experiential pragmatics, Boston / Amsterdam, Benjamins Press, coll. « Advances in Consciousness Research », 2003.
  • Natalie Depraz, À l’épreuve de l’expérience. Pour une pratique phénoménologique, Bucharest, Zeta Books, 2011.
  • Natalie Depraz, « Experiential phenomenology of novelty : the antinomy of vigilance-attention and surprise », Journal of Constructivist Foundations, Special Issue « Neurophenomenology », vol. 8, no 3, 2013, p. 280-287. URL : http://www.univie.ac.at/constructivism/journal/8/3/280.depraz
  • Natalie Depraz, Attention et vigilance. A la croisée de la phénoménologie et des sciences cognitives, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Epiméthée », 2014.
  • Natalie Depraz (dir.), ANR EMCO Emphiline (Archives-Husserl) (2012-2015) : « La surprise au sein de la spontanéité des émotions : un vecteur de cognition élargie » (Archives-Husserl/ENS/CNRS) http://www.umr8547.ens.fr/spip.php?rubrique159. Rapport final de recherche : hal-02120313.
  • Natalie Depraz & Thomas Desmidt, « Cardiophenomenology : a refinement of neurophenomenology », Phenomenology and the Cognitive Sciences, vol. 18, 2018, p. 493–507. DOI : 10.1007/s11097-018-9590-y.
  • Natalie Depraz, Le sujet de la surprise. Un sujet cardial, Bucharest, Zeta books, 2018.
  • Natalie Depraz, « La phénoménologie husserlienne à la lumière de la microphénoménologie », dans D. Pradelle et J. Farges (dir.), Husserl et les fondements des sciences, Paris,  Hermann, 2019,
  • Natalie Depraz, « Husserlian Phenomenology in the light of microphenomenology », in I. Apostolescu, C. Serban (ed.), Husserl, Kant and transcendental phenomenology, Berlin, de Gruyter, 2020.
  • Natalie Depraz & Raphaël Künstler (dir.), Les représentations mentales. Comment les concevoir ? Comment s’en passer ?, Paris, Editions matériologiques, 2020.
  • Thomas Desmidt, M. Lemoine, C. Belzung & N. Depraz, « The temporal dynamic of emotional emergence », Phenomenology and the Cognitive Sciences, Emotion Special Issue, 2014.
  • Hubert Dreyfus, What computer still can’t do. A Critique of artificial reason [1972], Cambridge, MIT Press, 1992.
  • Clement Duhart, Spencer Russell, Felix Michaud, Gershon Dublon, Brian Mayton, Glorianna Davenport, Joseph Paradiso. « Deep Learning for Environmental Sensing Toward Social Wildlife Database », dans 9th International Conference on Climate Informatics (CI), 2019.
  • Ian Goodfellow, Yoshua Bengio & Aaron Courville. Deep Learning, Cambridge, MIT Press, coll. « Adaptive Computation and Machine Learning series », 2016.
  • Claire Petitmengin, Surprise in the spontaneity of emotions: a vector for enlarged cognition, 2017, microphenomenology.com/methodological-projects.
  • John D. Kelleher. Deep Learning, Cambridge, MIT Press, coll. « The MIT Press Essential Knowledge series », 2019.
  • Mark J. Rowlands, The new science of the mind, From Extended Mind to Embodied Phenomenology, Cambridge, MIT Press, 2010.
  • Francisco J. Varela, Evan Thompson & Eleanor Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit [1989], Paris, Seuil, 1991.
  • Pierre Vermersch, L’entretien d’explicitation [1994], Issy-les-Moulineaux, ESF, 2019.
  • Pierre Vermersch, Explicitation et phénoménologie, Paris, PUF, 2012.

PROGRAMME

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