Lusor in fabula : jeu vidéo et nouvelles frontières du récit
Colloque organisé avec le soutien du CÉRÉdI (EA 3229) et de l’ÉRIAC (EA 4705), en partenariat avec le Master « Humanités numériques », le 7-8 novembre 2019 à l’Université de Rouen Normandie (Campus de Mont-Saint-Aignan – Maison de l’université)
Une querelle vieille de vingt ans
En 1999, Gonzalo Frasca avait provoqué quelque émoi parmi les spécialistes du jeu vidéo, en formalisant un clivage devenu fameux entre « ludologues » et « narratologues ». Un vif débat s’en était suivi, opposant d’une part les tenants de la narration comme constitutive du genre, et d’autre part les partisans de l’interactivité, pour qui scénario et personnages n’étaient que des accrétions superflues et étrangères à l’essence des œuvres vidéoludiques.
Depuis, la question a sans doute perdu quelque peu de sa vivacité, mais sans avoir jamais été tranchée définitivement. Elle semble même connaître depuis quelque temps un regain d’intérêt. Ainsi, à l’occasion de la reparution en 2017 de son ouvrage devenu classique Hamlet on the Holodeck, Janet Murray réaffirmait avec force le bien-fondé de sa thèse, selon laquelle le jeu vidéo est l’héritier des fictions littéraires et cinématographiques ; Ian Bogost, au contraire, expliquait vers la même date aux lecteurs de The Atlantic que les jeux vidéos sont « bien meilleurs quand ils ne comportent pas d’histoire », voire « pas de personnages ».
Le vif succès rencontré actuellement par les jeux narratifs auprès d’un large public peut expliquer le retour au premier plan de ce questionnement fondateur. Les films dits interactifs à gros budget, laissant peu de place aux mécaniques ludiques, suscitent un large engouement, comme l’atteste la réussite de Detroit (Quantic Dream, 2018) qui s’est aussitôt après sa sortie hissé en tête des meilleures ventes. Mais des jeux narratifs indépendants, plus modestes, très novateurs et expérimentaux, parviennent aussi à se frayer un chemin auprès du public, et à bénéficier de l’attention d’une critique exigeante. Les productions de l’éditeur belge Tale of Tales, ou plus récemment Giant Sparrow, ont ainsi suscité des analyses fouillées mettant en évidence la profondeur et la qualité artistique de leurs réalisations. Au printemps 2017, What Remains of Edith Finch a ainsi divisé l’univers du jeu vidéo : plébiscité par les uns comme chef-dʼœuvre narratif (« masterpiece in storytelling »), portant à un point d’achèvement absolu le concept de « narration environnementale » ; et décrié par les autres, qui dénoncent la pauvreté ludique de ce « simulateur de promenade », genre détesté entre tous par les hardcore gamers.
- Objectif du colloque : des mécaniques vidéoludiques au service de nouvelles formes de récit
Ce colloque, loin de vouloir raviver l’ancienne fracture entre partisans des histoires et tenants de la mécanique, se propose au contraire de mesurer en quoi les scénaristes et les concepteurs ont tenu compte des objections émises par les ludologues afin de renouveler la narration vidéoludique en y intégrant la question des mécaniques propres au jeu vidéo. De l’« objectivisme » de Bioshock au lyrisme tragique de What Remains of Edith Finch, des embranchements borgésiens d’Heavy Rain aux sentiers qui bifurquent d’Intimate, infinite, des récits environnementaux à la liberté des mondes ouverts, le jeu vidéo explore des formes d’histoires inédites, qui exigent la collaboration du joueur, et donnent ainsi à ce dernier la place active qu’Umberto Eco assignait naguère encore au lecteur de fiction.
- Pistes et axes de questionnement possibles (non exhaustifs)
Les communications pourront porter sur l’éclatement spatial de la narration, sur l’adaptation des mécaniques de jeu aux finalités du récit, ou encore sur les rôles ambigus alloués à l’avatar. Les exemples seront choisis parmi les œuvres à forte valeur narrative. On pourra bien sûr solliciter les productions « Triple-A » de Quantic Dream ou de Tell Tale Games, mais on accordera une attention toute particulière aux expérimentations des studios plus modestes (comme The Chinese Room) voire des créateurs indépendants.
- L’éclatement du quatrième mur : de l’immersion ludique à la responsabilité morale
Depuis Metal Gear Solid (1999) jusqu’à Doki Doki Literature Club (2017), le jeu vidéo n’a eu de cesse de briser ce « quatrième mur » qui isolait hermétiquement, au théâtre et au cinéma, l’espace du spectateur et celui de la représentation : un jeu tel que Façade (2005) avait précisément pour but de dissoudre ce principe aristotélicien de la narration fermée sur elle-même. Une fois ce mur tombé, la participation nécessaire du joueur à l’histoire racontée entraîne des conséquences non seulement en termes « d’immersion », notion-clé de la création vidéoludique, mais aussi en termes de responsabilité morale : les choix à conséquence entraînent, via le relais de l’avatar, des problèmes éthiques affectant le joueur lui-même. Les exemples susceptibles d’être convoqués pour explorer ces problèmes ne manquent pas : des trois voies d’Undertale (2015) au choix final de Max dans la première saison de Life is Strange (2015), le jeu vidéo paraît prolonger d’une façon inédite les interrogations morales portées traditionnellement par la littérature ou le cinéma.
- La réinvention des genres traditionnels
La transposition des genres littéraires au média vidéoludique pose des problèmes spécifiques de réécriture où peut se manifester la créativité narrative des auteurs. Le genre du conte pourrait constituer de ce point de vue un cas d’école : si les créateurs de Zelda : the Wind Waker (2002) se contentaient paresseusement de reproduire le vieux schéma du voyage du héros théorisé par Joseph Campbell, le studio Giant Sparrow opte avec audace pour un profond renouvellement formel du genre du conte dans The Unfinished Swan (2012), à travers en particulier une vertigineuse mise en abyme de la fiction dans la fiction. D’autres studios proposent des narrations encore plus originales, sans recours à la verbalisation : Flower (2013), Journey (2015) ou plus récemment Abzû (2016), renonçant au texte comme aux paroles, et mobilisant couleurs, musique et symboles, n’en racontent pas moins des histoires dont les enjeux essentiels restent liés à ceux du conte le plus traditionnel, véhiculés par des mécaniques de jeu inédites.
- L’accomplissement de la modernité
Comme l’a montré Janet Murray, le jeu vidéo a permis la réalisation de rêves littéraires qui étaient ceux d’une certaine modernité ou post-modernité : les jeux fondés sur des choix à conséquences, proposant plusieurs fils narratifs simultanés selon les décisions prises par les personnages, brisent ainsi l’impératif de linéarité, et paraissent donner corps aux arborescences du Conte à votre façon de Raymond Queneau, ou plus encore au roman fictif évoqué par Borges dans le Jardin aux sentiers qui bifurquent. On pourra même s’interroger sur la place de l’écrivain argentin comme emblème d’un renouveau narratif dans la création vidéoludique contemporaine, à travers l’examen des livres jonchant le sol d’Edith Finch (2017), ou de la réécriture borgésienne proposée par Intimate Infinite (2014).
- Une nouvelle frontière ?
Serge Bouchardon avait formalisé dans Littérature numérique : le récit interactif, paru en 2009,une distinction à ses yeux essentielle entre les formes non ludiques de la littérature numérique et le jeu vidéo. Une dizaine d’années plus tard, une telle discrimination reste-t-elle opérationnelle ? Entre temps se sont développés d’une part une gamme de « jeux » à interactivité minimale et dont la dimension littéraire est fortement affirmée (Dear Esther, Gone Home, ou Bientôt l’été inspiré par Marguerite Duras) ; de l’autre des « romans visuels » assignant au lecteur un rôle actif dans le déroulement de l’intrigue. On pourra ainsi se demander si la frontière entre littérature numérique et le jeu vidéo narratif tend ou non à s’estomper en cette fin des années 2010.
Propositions
Les propositions de communication (limitées à 300 mots et accompagnées d’un bref CV), seront à envoyer avant le 15 avril 2019 à tony.gheeraert@univ-rouen.fr et laura.goudet@univ-rouen.fr
Comité organisateur : Laura Goudet (Université de Rouen Normandie, ERIAC), Tony Gheeraert (Université de Rouen NORMANDIE, CÉRÉdI)
Comité scientifique : Marcello Vitali-Rosati (Université de Montréal), Laura Goudet, Tony Gheeraert, Sandra Provini (Université de Rouen, CÉRÉdI), Mélanie Lucciano (Université de Rouen, ÉRIAC), Gérard Milhe Poutingon (Université de Rouen, CÉRÉdI), Aymeric Hays-Narbonne (École Émile Cohl de Lyon).