Tribune — « Cessons de prendre pour une pensée critique la “déconstruction” dérivée de Heidegger »
La fascination de Jacques Derrida pour le penseur allemand est bien documentée, rappelle dans une tribune au Monde le philosophe Emmanuel Faye, qui regrette un « amalgame » entre la critique que l’on peut faire de Heidegger et « la récente croisade contre l’islamo-gauchisme », à laquelle il ne souscrit pas.
Dans une tribune parue dans Le Monde du 23 janvier 2022 (« On peut se demander si ceux qui accusent la déconstruction derridienne d’être uniquement destructrice ont lu Derrida »), Jacob Rogozinski utilise amalgame et procès d’intention pour me camper sans me nommer, mais l’allusion est transparente, en pourvoyeur d’autodafés à la façon des nazis, en raison des conclusions sans concessions de mon livre de 2005, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie (réédition Le Livre de poche, 2007).
Rogozinski défend la déconstruction derridienne en réponse au colloque en Sorbonne des 7 et 8 janvier patronné par Jean-Michel Blanquer et intitulé « Après la déconstruction ». Il reproche notamment à François Rastier, membre du comité scientifique de ce colloque, d’avoir rappelé ce qui est pourtant revendiqué par Jacques Derrida (1930-2004) lui-même, à savoir que la déconstruction est née de la traduction de la Destruktion heideggérienne.
La fascination de Derrida pour celui qu’il nommait son « contre-maître » est bien documentée. Il considérait le Discours du rectorat de 1933 comme « un joyau à étudier pendant des années ». Rappelons que, dans ce discours, Martin Heidegger (1889-1976) s’en prenait en des termes antisémites à peine cachés à ce qu’il appelait la « raison mondiale » (« Weltvernunft« ) et affirmait que le savoir authentique consistait à conserver les « forces de la terre et du sang » du peuple allemand.
Amalgame et confusion
Il y a amalgame, car si la critique de Heidegger par François Rastier rejoint mes analyses en y ajoutant des mises au point éclairantes sur la réception internationale du « druide nazi », comme le nommait ironiquement Gilles Deleuze (1925-1995), je ne souscris pas à la récente croisade contre l’islamo-gauchisme et autres épouvantails idéologiques à laquelle il s’est rallié. On y trouve, en effet, toute une pléiade d’auteurs conservateurs dont je ne partage en rien les orientations : notamment Pierre-André Taguieff, lequel prétend que le « wokisme » venu de la déconstruction serait la dernière version de l’ »utopie égalitaire ».
Organisateur du colloque en Sorbonne, Pierre-Henri Tavoillot ajoute à la confusion lorsqu’il considère que le « premier âge » de la déconstruction correspondrait à la « philosophie moderne de Descartes à Kant ». Dans les deux cas, la pensée héritée des Lumières est associée à la déconstruction, ce qui est porter l’imbroglio à son comble.
Erigée en école dans les départements d’humanités des universités américaines par Jacques Derrida et Paul de Man (1919-1983), la « déconstruction » repose sur une sophistique déjouant toute argumentation rationnelle et laissant le lecteur dans la plus complète confusion.
Cette stratégie de désorientation requiert donc une lecture critique précise et approfondie, comme celle récemment instruite par Sidonie Kellerer dans une conférence à l’université de Vienne, non une offensive idéologique dans le cadre surchauffé d’une campagne pour l’élection présidentielle.
Procès d’intention
Pour ma part, je considère, avec le philosophe allemand Manfred Frank et Jacques Bouveresse, que la déconstruction est une pensée qui, tout en se réclamant politiquement de la gauche, relève d’un antirationalisme radical en partie hérité de Nietzsche.
Il y a procès d’intention, car si j’ai montré que l’œuvre intégrale en 102 volumes de Martin Heidegger, ou Gesamtausgabe, par ses énoncés radicalement racistes, antisémites et exterminateurs, s’inscrivait dans l’histoire du nazisme plutôt que de la philosophie, j’ai appelé sur ce point-clé à un débat de fond, certes bien loin de tout « autodafé ».
J’ai, en outre, exigé dans Le Monde l’ouverture des archives Heidegger à tous les chercheurs, pour que le travail de lecture critique se poursuive. La publication des Cahiers noirs et les révélations sur les falsifications persistantes dans l’édition et la traduction des écrits de Heidegger ont prouvé, depuis lors, que ma critique n’avait rien d’excessif.
Universalité et démocratie
Dans la situation géopolitique aujourd’hui si tendue, c’est la tâche de la philosophie critique de montrer quels ravages attend l’humanité si différents nationalismes s’inspiraient des thèses de Martin Heidegger et de Carl Schmitt (1888-1985) sur l’affirmation de soi du peuple, la désignation de l’ennemi existentiel et son anéantissement total. Des thèses souvent légitimées par des auteurs qui, sans tous provenir de l’extrême droite, se sont égarés au point de vouloir trouver un potentiel révolutionnaire chez les doctrinaires du nazisme.
Dérivées de ces auteurs, les controverses entre ceux qui entendent déconstruire l’Occident (Jean-Luc Nancy) ou, au contraire, le défendre (Pierre-André Taguieff) ont occulté la dimension humaine du concept d’universalité et la revendication d’égalité qu’il a rendu possible. Cela a beaucoup contribué à cette pulvérisation de la gauche qui nous laisse si tragiquement démunis face à la montée de nouveaux fascismes.
Comprenons enfin que ce n’est pas chez Heidegger que l’on trouvera une inspiration libératrice, lui qui, dans ses cours sur Nietzsche, présentait la « démocratie » comme « la mort de l’Europe ». Et cessons de prendre pour une pensée critique la « déconstruction » dérivée de Heidegger, laquelle a systématiquement contribué, en France, à déstructurer la gauche.
Emmanuel Faye est notamment l’auteur d’Arendt et Heidegger. La destruction dans la pensée (Albin-Michel, 2020) et coauteur de Cassirer et Heidegger. Un siècle après Davos (Kimé, 2021).
Emmanuel Faye (Philosophe, professeur à l’université de Rouen-Normandie).