Tribune — « Il faut surmonter la culture de la peur et la forme de paranoïa collective instillées à l’égard de notre modernité »

Critiquant l’analyse la plus noire de l’évolution politique de nos sociétés, le philosophe Emmanuel Faye répond, dans une tribune au Monde, à Giorgio Agamben, soulignant que « le nihilisme apocalyptique n’est jamais une fatalité ».

Au moment où la Lombardie vit une situation sanitaire particulièrement meurtrière, c’est un philosophe italien abreuvé de la lecture de Martin Heidegger et de Carl Schmitt qui nous livre l’analyse la plus noire de l’évolution politique de nos sociétés dans un entretien dans Le Monde (« L’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la condition normale », Le Monde du 24 mars). Il ne faut pas prendre la conception de Giorgio Agamben à la légère, mais montrer qu’elle joue sur le ressort même de la peur qu’elle entend dénoncer, en lui ajoutant l’angoisse d’une conspiration sans visage.

Dans les difficultés de la situation présente, les solidarités humaines qui se développent nous aident à déjouer la vision du monde anxiogène dans laquelle s’enferme maintenant Agamben après qu’il a le 26 février, de façon peu responsable, publiquement nié l’existence et la gravité de l’épidémie dans le quotidien italien Il Manifesto. Il évoquait l’ « invention d’une épidémie ». Il parle maintenant de « conspirations objectives » : l’obscurité grandiloquente de cette formule vient au secours des « complotistes » en tout genre.

Dans les villes, des collectifs de voisins se constituent pour assurer les courses des plus vulnérables et des plus âgés. Avec les limites, mais aussi les ressources du téléenseignement, des échanges plus compréhensifs et individualisés se créent entre élèves, étudiants et enseignants, là où jadis toute relation eût été rompue. Et tous, nous admirons l’engagement des soignants pour sauver le maximum de vies.

Bien entendu, il y a les problèmes auxquels se heurtent les comités de veille éthique, par exemple lorsque sont confinés dans leur chambre, parfois sans communication Internet ni échange possible avec leurs proches, nos parents séjournant dans des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). La difficile balance entre les règles de la prudence sanitaire et le maintien des échanges humains, sans lesquels survivre devient difficile, doit à chaque fois être reconsidérée.

Il ne s’agit donc pas d’enjoliver les difficultés présentes, mais de témoigner que nous n’allons pas vers une mécanisation froide des relations humaines. Les situations d’entraide que nous expérimentons au quotidien sont tout le contraire de ce qu’imagine la noire vision d’Agamben, lorsqu’il affirme que notre vie a « perdu toute dimension humaine ».

Il reproche aux gouvernements de jouer sur la peur mais ajoute à la crainte de mourir l’angoisse d’une « conspiration » sans auteur. Or l’angoisse n’est pas, comme l’affirmait Heidegger, la tonalité fondamentale de l’existence humaine mais la dégradation de celle-ci dans une fascination ambivalente pour la mort. Il nous faut surmonter la culture de la peur et la forme de paranoïa collective ainsi instillées à l’égard de notre modernité.

Sans doute des politiques répressives voudront-elles tirer parti de la situation présente. Si donc les institutions démocratiques sont toujours de nouveau à défendre, il ne s’ensuit pas que la lutte contre une pandémie ou la vigilance requise pour maintenir l’intégrité de l’État de droit transforment ce dernier de façon irréversible en état d’exception, ainsi qu’Agamben s’ingénie à le faire croire en prétendant que nous, citoyens des sociétés démocratiques, serions toujours à « Auschwitz ». Les atteintes à notre État de droit peuvent être combattues. Le nihilisme apocalyptique n’est jamais une fatalité.

Emmanuel Faye (Philosophe, professeur à l’université de Rouen-Normandie)