La structure de la phénoménalisation chez Merleau-Ponty (I / II)
Horaire : 13h-14h00
Lieu : Bât. A, salle 509
Dans le cadre du Séminaire de recherche doctorale et postdoctorale « Crise et Phénomène » (2014-2015), cycle de Conférences philosophiques de Philippe Fontaine, Professeur à l’Université de Rouen
Résumé : Si l’on considère que la pensée de Merleau-Ponty trouve son origine dans le dernier état de la pensée husserlienne, la question se pose de tenter d’établir la nature des infléchissements successifs que les analyses du philosophe français font subir aux thèses husserliennes, et singulièrement sur ce qui en constitue l’axe majeur : le sens du phénomène de la chair.
L’article de Signes, « Le philosophe et son ombre », représente une étape décisive sur le chemin qui conduit Merleau-Ponty à l’abandon progressif de la phénoménologie transcendantale et à l’élaboration d’une ontologie de la chair. Merleau-Ponty estime que la description de la chair conduit à une « troisième dimension » qui ne relève ni de l’esprit ni de la nature, située en deçà de l’objectif et du subjectif et rendant ces distinctions problématiques : « comment cette infrastructure, secret des secrets, en deçà de nos thèses et de notre théorie, pourra-t-elle à son tour reposer sur les actes de la conscience absolue ? La descente au domaine de notre « archéologie » laisse-t-elle intacts nos instruments d’analyse ? Ne change-t-elle rien à notre conception de la noèse, du noème, de l’intentionnalité, à notre ontologie ? Après comme avant, sommes-nous fondés à chercher dans une analytique des actes ce qui porte en dernier ressort notre vie et celle du monde ? » « Le philosophe et son ombre », in Eloge de la philosophie) C’est précisément ce déficit d’une ontologie de la chair qu’il s’agit de combler ; le propos de Merleau-Ponty est « ontologique », au sens où il vise à l’élucidation du mode d’être de cette troisième dimension qui fait du corps propre un tertium quid, ni subjectif ni objectif, c’est-à-dire un lieu de dépassement de ces oppositions.
L’évolution de la pensée merleau-pontienne nous paraît scandée par trois étapes décisives, chacune représentant à sa manière un seuil d’émergence de l’ontologie de la chair qui constitue le projet à la fois inaugural et ultime du philosophe : le premier infléchissement se laisse repérer dès les thèses développées dans la Phénoménologie de la perception, où la problématique husserlienne se voit transposée sur le terrain d’un moi « naturel », le corps propre, conçu comme sujet de la perception, et dont l’incomplétude de constitution devient un trait constitutif. Le statut de la thématique de la réflexion s’en trouve modifié en profondeur : la réflexivité du corps devient réflexivité première, présidant à tout autre ; l’exacerbation de cette réflexivité caractérisera l’évolution ultérieure de la pensée merleau-pontienne.
Les développements de Signes approfondissent cette thématique de la réflexivité du sensible, par une description renouvelée de l’expérience du toucher double, de l’entrecroisement des mains, déjà explicitée par Husserl. Ce phénomène est réinterprété par Merleau-Ponty de telle sorte que la question décisive n’est plus celle la réversibilité du touchant et du toucher, mais celle de se réflexivité. Cette réflexivité n’est plus seulement une réflexivité immanente (au sens de l’immanence à soi d’une conscience), mais déborde le partage de la nature et de l’esprit, et s’universalise jusqu’à devenir le nom de l’être même. Cette universalisation de la chair prend une tournure spéculaire, dans la mesure où le sensible « se sait » lui-même à travers mon corps, la chair et la chose appartenant à une même texture sensible.
Enfin, l’ontologie de la chair se déploie plus complément , malgré leur inachèvement, dans les textes du Visible et l’invisible ; l’expérience du touchant-touché se trouve une fois encore sollicitée, mais désormais considérée non plus comme une expérience parmi d’autres, essentielle pour l’appréhension de mon corps en tant que chair, elle devient le paradigme de toute expérience. La « réflexivité » du toucher s’étend à la totalité du sensible comme par une manière de « narcissisme » généralisé où le monde devient tout entier un prolongement de ma chair. La chair ne peut plus être pensée comme une région ontique particulière, mais comme ouverture à un Etre « vertical » et « sauvage », c’est-à-dire un Etre antérieur à toute « représentation » et toute « objectivation ». C’est en ce sens qu’il devient possible de parler d’un « chair du monde » : le sensible désigne alors « la forme universelle de l’Etre brut », ce qui signifie que « le sensible, ce ne sont pas seulement les choses, c’est aussi tout ce qui s’y dessine, même en creux, tout ce qui y laisse se trace, tout ce qui y figure, même à titre d’écart ou comme une certaine absence. » (VI, 209). Autant dire que la notion de chair fait éclater les cadres de la philosophie objective, et, plus encore, de la tradition métaphysique. C’est cet excès, qui fait proprement l’originalité, l’originarité, de la pensée merleau-pontienne, et qui reste aujourd’hui encore largement impensé.