Introduction

Auteur : Serge BUJ

L'auteur

Serge BUJ est professeur émérite de civilisation de l’Espagne contemporaine à l’université de Rouen, membre du Laboratoire ERIAC. Il est spécialiste d’histoire des idées politiques et sociales de l’Espagne, plus particulièrement des phénomènes de réception pendant la période franquiste. Il est codirecteur de la revue Les Cahiers de Civilisation de l’Espagne Contemporaine (ccec.revues.org)

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Une ville est un discours adressé à soi-même et aux autres. Elle cumule autant de récits que de cicatrices, autant de cicatrices que d’histoires, autant d’histoires enfouies dans son sol, dans les traces laissées par des occupations antérieures, par les usages privés, les topographies sentimentales, personnelles et collectives. C’est un complexe, pour employer le langage de la chimie, autrement dit une combinaison de récits qui s’assemblent en un discours unique. Par conséquent, aborder l’étude de ce complexe suppose une approche variée, polytechnique, qui n’ignore rien des questions posées, urbaines et citoyennes, stylistiques et esthétiques, géo-topographiques et historiques, politiques et humaines, démographiques et intimes.

Penser la ville c’est donc la penser comme lieu « où se trame l’existence humaine » comme le formule Lewis Mumford. Cette projection utopiste relève d’une vision globale de la ville-monde et du monde-village qui peut être partagée ou discutée. Elle nous propose en tout état de cause un cadre de réflexion applicable, par un examen patient de ces « rencontres, défis et étreintes » qu’évoque l’auteur de La cité à travers l’histoire[1], à des espaces concrets que sont les métropoles modernes.

Le choix de Madrid est-il un choix comme un autre ? Peut-être. Cependant rien ne semblait disposer cette bourgade médiévale à devenir capitale d’Empire, encore moins métropole, « ville-mère » littéralement. Elle n’était ni reliée à une voie fluviale ni à une voie de commerce terrestre, son climat était rude. Pourtant Philippe II choisit d’y établir sa Cour. Pourquoi ? Parce qu’elle était au centre, au croisement des quatre points cardinaux comme le signifie Jerónimo de Quintana en usant d’un admirable argument imagé et mathématique à la fois, porté par le sens du terme yema, point central éloigné de tous les excès des extrêmes, son âme ou sa melior pars :

Madrid es la yema de toda España, pues por todas quatro partes está en el medio, y que por ser punto dellas abraça y encierra en sí todas las grandezas y riquezas que la Provincia tiene, que son muchas y admirables…[2]

Après de longues années de relatif sommeil, Madrid faisait craquer ses coutures à partir des années cinquante. Coutures topographiques, urbanistiques, démographiques, sociales mais aussi symboliques, jusqu’à devenir, du point de vue statistique, la troisième ville de l’Union Européenne par sa population, loin devant Paris, juste après Berlin.

En 1988, dans un article qu’il lui consacrait, le sémiologue Gérard Imbert déclinait la ville en quatre propositions : la ville comme dispositif historique, la ville comme topos, la ville comme parcours et la ville comme métadiscours[3]. Globalement, c’est à l’intérieur de ces quatre propositions que s’est tenue notre journée d’étude. Le métadiscours est celui des représentations et des traces, c’est celui que nous avons choisi de mettre en jeu même si ces dernières font fi de la mise en ordre et peuvent relever aussi bien de l’histoire que du topos ou du parcours. Il est en premier lieu institutionnel, c’est celui qu’analyse José Vicente Lozano à travers les discours d’Enrique Tierno Galván, le maire de Madrid le plus populaire, mais aussi le plus célébré, de l’après-franquisme. Manuel Santirso Rodríguez s’attache à examiner les sources et les effets aussi bien politiques, économiques que culturels de la rivalité qui a opposé les deux métropoles espagnoles, Madrid et Barcelone, rivalité qui est un élément constitutif des tensions nationales vécues par l’Espagne contemporaine. Ce métadiscours est aussi topophilique, il est discours sur les lieux, les espaces de mise en place autobiographique, les parcours intimes dans le Madrid de la dictature, ceux que traite Miguel Olmos. Le récit fictionnel de la ville met en lumière les traces laissées par le passé dans l’apparente indélébilité des espaces urbains. A travers le roman, il montre, souvent mieux que toute étude sociologique, quelles sont les mutations à l’œuvre dans l’Espagne post-franquiste. Tel est l’objet de la contribution d’Anne Lenquette. Qu’elle soit profondément remerciée aussi pour son travail, patient et talentueux, de relecture des textes rassemblés dans ce numéro 6 des Travaux et Documents Hispaniques

[1] Lewis Mumford, La Cité à travers l’Histoire [1961], trad. Guy et Gérard Durand, Marseille, Agone, 2011, 915 p.

[2] Jerónimo de Quintana, A la muy antigua, noble y coronada villa de Madrid: histoira de su antigüedad, nobleza y grandeza, Madrid, Cordier Roberto, Imprenta del reino, 1629, Libro Primero, p. 2 ; consultable sur : <http://www.bne.es/es/Catalogos/BibliotecaDigitalHispanica/Inicio/index.html>.

[3] Gérard Imbert, « Madrid-Autonomie, la ville et ses représentations », in Bernard Lamizet et Pascal Sanson, Les Langages de la ville, Marseille, Parenthèses, 1997, p. 85-90.

Pour citer l'article

Serge BUJ « Introduction »,
Travaux et Documents Hispaniques / TDH, 6, 2015,
Madrid, traces et tracés (1950-2000)

© Publications Electroniques de l’ERIAC, 2015.

URL : https://eriac.univ-rouen.fr/introduction-3/