Séminaire sur la grammaticalisation 4

Date : 5 janvier 2016
Horaire : 16h30-18h30
Lieu : Salle A600 Fac. des Lettres et Sciences Humaines

Aude Rebotier (Université de Reims Champagne-Ardenne)

Les parfaits en français et en allemand :  une grammaticalisation en cours.

  1. Evolution sémantique

Les études sur la grammaticalisation des temps (Bybee, Perkins & Pagliuca 1994, Squartini & Bertinetto 2000, Lindstedt 2000) ont permis de dégager les étapes de l’évolution des parfaits :

  • Construction prédicative : association libre du verbe être ou avoir avec un participe passé au statut d’adjectif.
  • Résultatif : résultat présent d’un procès antérieur.
  • Antérieur : pertinence présente d’un procès antérieur.
  • Temps passé : un procès est situé dans le passé.

La forme peut être appelée parfait aux stades 2 et 3. Cette évolution a eu lieu dans de nombreuses langues indo-européennes, dont les branches germanique et romane.

En allemand comme en français, le parfait a dépassé le stade 3, puisqu’il est compatible avec  un complément de temps datant le procès passé. Pourtant, il semble que sa grammaticalisation ne soit pas achevée : dans les deux langues, on note des nuances entre ses emplois et ceux de la forme de passé synthétique concurrente (prétérit et passé simple) (Dahl 1996, Caudal & Vetters 2007). Une étude sur les temps employés dans les biographies (Rebotier 2011, 2014a) montre que, même dans ses emplois de temps, le passé composé garde des caractéristiques syntaxiques et combinatoires qui le distinguent du passé simple.

  1. Rôle de l’aspect

L’évolution sémantique s’accompagne d’un élargissement des catégories d’aspect lexical compatibles avec le parfait : restreint aux expressions verbales transformatives aux stades 1 et 2, il est accessible à tous les types de verbes au stade 4. Toutefois, l’évolution est différente dans les deux langues : le français possède un aspect grammatical (imparfait vs. passé simple) : le parfait en devenant un temps passé s’insère dans ce modèle et devient comme le passé simple un temps perfectif. Le parfait allemand, en revanche, devient comme le prétérit un temps neutre aspectuellement. Cette différence explique le rôle plus important de l’aspect lexical en allemand et son influence sur les critères de grammaticalisation des temps.

  1. Critères formels

Les indices formels de grammaticalisation les plus pertinents pour les parfaits sont la perte de l’accord du participe et le passage de deux auxiliaires à un seul (Askedal 2010). On peut montrer que ces deux critères, en évolution en français et en allemand actuels, sont bien un indice de grammaticalisation en cours.

– Le choix de l’auxiliaire (avoir ou être) est ainsi influencé par plusieurs facteurs (transitivité, aspect lexical et lecture du parfait) que l’on peut mettre en relation avec la grammaticalisation de la forme, et qui montrent que l’auxiliaire n’est pas tout à fait vide sémantiquement, en particulier en allemand, où l’aspect lexical est plus influent. On note cependant dans les deux langues une tendance à une plus grande fixité lexicale.

– L’accord du participe passé rappelle le lien syntaxique originel entre le participe passé et le sujet ou l’objet. Il est clairement en recul en français avec l’auxiliaire avoir (Audibert-Gibier 1992, Brissaud & Cogis 2008) : le passé composé tend à être considéré comme une forme non décomposable, soit par l’absence d’accord, soit par un accord erroné avec le sujet. En outre, les facteurs syntaxiques et lexicaux qui favorisent sa disparition (Rebotier 2014b) peuvent eux aussi être mis en relation avec le processus de grammaticalisation du parfait.

Le parfait semble dans les deux langues ne pas avoir achevé sa grammaticalisation en tant que temps, aussi bien formellement que sémantiquement. Il est en revanche impossible d’associer un critère formel à un stade d’évolution particulier.

Références

Askedal, John Ole. 2010. Periphrastische Passiv- und perfektkonstruktionen in den germanischen Sprachen. Unterschiedliche Grammatikalisierungsstufen und ihre areale Distribution. Germanische Linguistik 206–209b. 553–586.

Audibert-Gibier, Monique. 1992. Etude de l’accord du participe passé sur des corpus de français parlé. Langage et société 61. 7–30.

Brissaud, Catherine & Danièle Cogis. 2008. L’accord du participe passé. Reconsidération d’un problème ancien à la lumière de données récentes sur l’acquisition. In Jacques Durand, Benoît Habert & Bernard Laks (eds.), Congrès mondial de linguistique française, Paris 9-12 juillet 2008, 413–424. Paris: EDP Sciences.

Bybee, Joan, Revere Perkins & William Pagliuca. 1994. The Evolution of grammar: tense, aspect and modality in the languages of the world. Chicago: The University of Chicago Press.

Caudal, Patrick & Carl Vetters. 2007. Passé composé et passé simple: sémantique diachronique et formelle. In Emmanuelle Labeau, Carl Vetters & Patrick Caudal (eds.), Sémantique et diachronie du système verbal français (Cahiers Chronos 16). 121‒155. Amsterdam & New York: Rodopi.

Dahl, Östen. 1996. Das Tempussystem im Deutschen im typologischen Vergleich. In Ewald Lang & Gisela Zifonun, (eds.), Deutsch — typologisch, 359‒368. Berlin & New York: Mouton de Gruyter.

Lindstedt, Jouko. 2000. The perfect — aspectual, temporal and evidential. In Östen Dahl (ed.) Tense and aspect in the languages of Europe, 365‒383. Berlin & New York: Mouton de Gruyter.

Rebotier, Aude. 2011. Les emplois stéréotypiques des temps narratifs en français. Textes et contextes 5. http://revuesshs.u-bourgogne.fr/textes&contextes/document.php?id=1256)

Rebotier, Aude. 2014a. The passé simple takes a step back; who steps in? Narrative tenses for naître and mourir in French and in Italian. In Jacques Bres & Emmanuelle Labeau (eds.), The evolution of verbal systems (Sciences pour la communication 108), 7–54. Bern: Peter Lang.

Rebotier, Aude. 2014b. French participle agreement with avoir: current trends as an indication of grammaticalization. In Jacques Bres & Emmanuelle Labeau (eds.), The evolution of verbal systems, 115–144. Bern: Peter Lang.

Squartini, Mario & Pier Marco Bertinetto. 2000. The simple and compound past in Romance languages. In Östen Dahl (ed.) Tense and aspect in the languages of Europe, 403‒439. Berlin & New York: Mouton de Gruyter.