Préface

Auteur : Milagros TORRES et Miguel A. OLMOS

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Bien que les notions d’« individu » et de « société » soient indissociables, ainsi que les réalités qu’elles recouvrent, leurs rapports ne sont pas – et n’ont pas été – toujours cordiaux. Bien au contraire, ils semblent être marqués par le signe du conflit, que ce soit dans le domaine de l’histoire, de la littérature, ou de la linguistique. La conciliation de l’individu et de la société semble encore plus difficile à notre époque, façonnée par ce que l’historien François Furet a appellé, dans son analyse de l’évolution du socialisme, « le passé d’une illusion » (Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 1995.) Et si depuis le début du XXe siècle, l’image de la personne – de l’individu ? – que la littérature a véhiculée est éminemment dévalorisante, d’un point de vue historique, l’évolution de notre monde ne laisse pas trop de place à l’optimisme. La marche du XXe siècle, avec son lourd bilan de catastrophes, ne fait qu’augmenter un sentiment de découragement et de fatalité.

La « théorie critique » de Theodor W. Adorno, parmi d’autres penseurs de l’école de Francfort, a été particulièrement présente dans le développement des sciences sociales pendant la deuxième moitié du siècle dernier. Ces travaux semblent inspirer la doxa actuelle qui regarde l’état – la représentation légale et autoritaire de la société – comme une entité aliénée, un Léviathan moderne, qui a réussi a inverser le sens du réel et de l’irréel. L’essor des médias semble favoriser une élimination progressive de l’individu, les systèmes de communication recoupant à présent la notion de culture. Le contrôle social devient ainsi contrôle idéologique, ce qui mène à l’effacement des valeurs anciennes et à la dissolution regrettable de certains liens sociaux. Homogénéisation, fragmentation, contrôle draconien du système des valeurs : voici les notes dominantes de l’actuelle « civilisation des loisirs ». Parallèlement, les travaux de Michel Foucault sur les mécanismes d’exclusion sociale et de distorsion culturelle à l’âge classique, sont bien connus (Voir par exemple Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961 ; Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. Voir également l’ouvrage récent de Peter Sloterdijk, Die Verachtung der Massen. Versuch über Kulturkämpfe in der modernen Gesellschaft, Suhrkamp, Frankfurt/Main, 2000 ; trad. espagnole de Germán Cano, El Desprecio de las masas. Ensayo sobre las luchas culturales de la sociedad moderna, Valencia, Pre-textos, 2002. Une application de quelques-uns de ces postulats théoriques au domaine de l’« Histoire culturelle » hispanique dans Jorge Uría (éd.), La Cultura popular en la España contemporánea. Doce estudios, Madrid, Biblioteca Nueva, 2003, en particulier p. 11-26.)

Mais d’autres interrogations subsistent. Ainsi, comment penser, à travers l’étude des rapports entre individu et société, la référence, c’est à dire, la manière, inextricable parfois, dont le signe établit des rapports avec son référent ? Comment penser la liaison entre les paramètres sociaux et leurs composantes psychologiques, esthétiques, philosophiques, artistiques ? Les orientations sociologiques du phénomène littéraire, ne l’oublions pas, ont souvent conduit à envisager ces questions de manière collective, minimisant parfois l’intériorité du personnage ou les aspects purement formels et poétiques. Il nous faudra donc bien nous garder de considérer le texte littéraire comme simple document historique. Il nous faudra notamment moderniser les approches critiques dans l’étude du contexte littéraire.

Tensions plurielles entre individu et société, langage comme l’instrument (instable) d’une médiation difficile, opérant à la fois sur plusieurs directions et soumise aussi bien à des consignes d’autorité, qu’à des réactions imprévisibles, qu’elles soient individuelles ou collectives, traditionnelles ou novatrices : voici quelques axes qui se dégagent de l’ensemble des travaux que nous présentons. Ainsi, l’article de Mercè Pujol démonte les mécanismes qui opèrent dans la transmission des informations, donc dans la construction des stéréotypes et dans la perception du réel, grâce à l’étude du traitement du thème de l’immigration dans la presse espagnole contemporaine. Cette étude souligne ainsi tout le poids de l’appareil médiatique dans la configuration de la perception de l’actualité – ce qui peut donner raison aux prédictions amères de Friedrich Nietzsche concernant le futur de la presse écrite : « Encore un siècle de journalisme – et tous les mots pueront » (Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes. Été 1882-printemps 1884, éd. G. Colli et M. Montinari ; trad. Anne-Sophie Astrup et Marc de Launay, Paris, Gallimard, 1997, p. 85.) De même, le travail de Claire Pallas, suivant les chemins de l’Histoire culturelle décrits par Pascal Ory et Philippe Poirrier, analyse les profils du régime dictatorial de Franco sous l’angle de sa politique artistique jusqu’à 1960, en mettant l’accent sur les pratiques créatives qui ont essayé d’y faire face (Voir Philippe Poirrier, Les Enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004 ; Pascal Ory, L’Histoire culturelle, Paris, P.U.F., 2004.)

La société joue aussi sur des articulations délicates, et l’individu contribue à la pluridimensionalité de la texture sociale. Quelques travaux passent ainsi en revue différentes réactions des personnes isolées face aux sociétés marquées par la violence, l’intolérance, ou le pragmatisme. Le travail de Giorgia Bongiorno sur le domaine littéraire italien – répondant au profil plurilingue de notre département – interroge les rapports de l’individu au langage hérité, à travers l’examen de l’écriture poétique d’Andrea Zanzotto. Chez Zanzotto, l’interaction entre le moi et le monde passe par l’expérimentation avec la parole, par la quête d’un langage à la fois innovant et commun, qui permet de évoluer du « refus solipsiste » des premières œuvres au « je dialogique » des dernières. D’autres travaux se sont centrés sur ces individus qui d’une façon ou d’une autre ont essayé de collaborer, depuis leurs sphères respectives, avec des projets collectifs émanant d’idéologies précises ; ou bien de témoigner de leur temps tout en faisant part de leurs interrogations. C’est le cas des plasticiens espagnols de la fin du XIXe et du début du XXe étudiés par Dominique Besseron. Ces peintres réagissent à l’émergence d’un nouveau paysage industriel avec une expérimentation picturale et des prises de position qui vont de l’engagement idéologique explicite à une disparition de l’élément humain.

À côté de ces élans de l’individu vers la société, on voit apparaître une série de mouvements inverses de répudiation, d’aversion, voire de mépris. Un certain scepticisme à l’égard des projets collectifs se dégage de l’examen de la littérature narrative de l’Espagne contemporaine. Le travail de Tatiana Panteva aborde la période de la transition espagnole des années 70 et 80 à travers le roman de Rosa Montero. Ce récit présente le décalage entre les nouvelles valeurs sociales et la persistance des modes de vie du régime passé. Ce désaccord condamne ainsi une longue série de personnages à l’effritement de toute illusion. Vingt ans après, les choses n’ont fait qu’empirer pour la génération suivante, allant du désenchantement à l’attitude nihiliste. Carole Vinyals montre comment le cynisme s’est emparé des jeunes personnages du roman de José Ángel Mañas, dépourvus de normes, et comme en régression vers une sorte d’animalité. Pour ces jeunes, l’amusement, la consommation à outrance et le sexe, toujours insatisfaisants, semblent épuiser tous leurs horizons. Doit-on les considérer comme les victimes de leur époque ? Dans le portrait d’une société vide, Rosa Montero et José Ángel Mañas semblent suivre l’exemple d’un maître des lettres hispaniques, Ramón del Valle-Inclán. L’analyse de quelques personnages de Luces de Bohemia dans l’article de Miguel A. Olmos montre un processus de dégénération touchant autant la société que l’individu. Les personnages de Valle deviennent des esperpentos d’eux-mêmes lorsqu’ils emploient des mots qui ne sont pas les leurs. La caricature du langage, ligne d’intersection entre société et individu, refuserait ainsi tout espoir à l’une et à l’autre.

Enfin, une dernière série d’articles explore d’autres articulations possibles entre sociétés et individus depuis des perspectives déplacées des axes analysés dans les travaux qui précèdent. Dans la mesure où ces travaux abordent la problématique de l’individu et la société à travers des instances qui ne leur sont pas réductibles, ils peuvent suggérer d’autres manières de s’atteler à notre sujet dans le futur. Ainsi, le travail de Catherine Sablonnière, centré sur l’accueil des exilés politiques espagnols en France au XIXe siècle et leur évolution politique, met en lumière la primauté de facteurs traditionnels, comme la compassion ou la solidarité professionnelle, sur l’idéologie et les intérêts individuels. Face à un contexte économique et social agressif, l’individu, confronté à des structures nouvelles, trouve sa place grâce à l’attachement à des coutumes anciennes, acquises. Dans une perspective analogue, l’article de Sylvie Hanicot souligne les conséquences sur la construction sociale et individuelle d’instances intermédiaires, par exemple la famille, la maison, le nom patronymique… Tel que le montre l’évolution des alliances matrimoniales au Pays Basque aux XVIIIe et XIXe siècles, le développement de l’état moderne va de pair avec des sous-systèmes radicalement hétérogènes. Il est possible de trouver des précédents dans des périodes antérieures. Le travail de Milagros Torres sur El Perro del hortelano, chef d’œuvre de Lope de Vega, analyse la résolution d’un conflit sans issue entre l’honneur et le désir – entre l’ordre social que les personnages intériorisent et une impulsion érotique singulière à laquelle le groupe impose des règles – grâce à l’action médiatrice d’un symbole. Le jeu dramatique met ainsi en scène le sang et toutes ses valeurs métaphoriques, permettant d’ouvrir une voie intellectuelle et ludique de réflexion. C’est ainsi que l’imaginaire, toujours actif, parvient malgré tout à se frayer un chemin.

Pour citer l'article

Milagros TORRES et Miguel A. OLMOS « Préface »,
Travaux et Documents Hispaniques / TDH, 1, 2011,
Individu et société : représentation, rapports, conflits (I : Espagne)

© Publications Electroniques de l’ERIAC, 2011.

URL : http://eriac.univ-rouen.fr/preface/