Percival Everett : introduction

Auteur : Anne-Laure TISSUT

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Anne-Laure Tissut est traductrice et professeur de littérature nord-américaine contemporaine à l’université de Rouen

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Les articles ici réunis sont en partie les fruits du troisième colloque tenu sur l’œuvre du romancier américain Percival Everett, qui a accueilli de nouveaux chercheurs ayant récemment rejoint le champ des études everettiennes[1]. Son originalité lui vient aussi de l’inclusion parmi les objets de recherche de l’œuvre peint, auquel un livre a été consacré, en collaboration avec le poète Chris Albani : There Are No Names for Red (Red Hen Press, 2010). La question des rapports entre les deux pratiques et les deux médias, en termes de structures, de composition et de modes d’imagination, parcourt ce recueil d’articles.

Une exposition des tableaux de Percival Everett s’est tenue à la Maison de l’Université durant tout le mois de mars 2013, coïncidant avec le Printemps des Poètes, du 9 au 24 mars. L’ensemble de l’événement a été couvert par la radio du campus R2R, qui a également diffusé une interview de l’auteur, ainsi que des lectures en bilingue des poèmes de Percival Everett, traduits par les étudiants du département d’anglais dans le cadre d’un atelier hebdomadaire. Enfin, Percival Everett a donné une lecture à la librairie L’Armitière, permettant d’étendre les rencontres au-delà de l’université.

En effet, l’esprit dans lequel le colloque a été organisé visait à associer qualité scientifique et ouverture au plus large public possible, par le biais de l’exposition de tableaux et de la lecture en librairie, ainsi que de l’implication active des étudiants : dans l’atelier de traduction, mais aussi dans le colloque lui-même, sous forme de communications. Ce recueil d’articles, incluant des textes de longueur variable, se veut non-normalisé, de par la variété des approches comme des projets. C’est plutôt une conversation entre l’œuvre, l’artiste et ses critiques, ainsi que le souligne l’enregistrement du colloque consultable sur le site de l’Université de Rouen[2]. Semblable diversité d’approches et d’intérêts, ainsi que de statut des locuteurs, atteste la force d’attraction tenace qu’exerce l’œuvre d’Everett ainsi que l’ampleur de sa portée, laissant supposer la nature universelle des questions qu’il aborde à travers une œuvre qui toujours laisse perplexe. Femmes et hommes, jeunes ou vieux, étudiants et enseignants, continuent à lire l’œuvre d’Everett en ayant l’impression qu’elle s’adresse à eux tout spécialement, se sentant complices même quand la prose imprévisible d’Everett est au plus dérangeante. C’est peut-être l’une des clés de son tour de force que d’orchestrer la rencontre entre l’érudit ou l’abstrait et l’intime.

Keith Mitchell, dans son article intitulé “À la rencontre du visage de l’Autre”[3], montre comment une fois de plus, dans God’s Country, “Everett utilise l’Ouest américain comme espace géographique dans lequel explorer les rapports éthiques entre des personnes vivant dans des communautés extrêmement insulaires.”[4] Au travers du prisme de l’éthique lévinassienne, Mitchell analyse “les rencontres hautement problématiques entre les personnages, qui manifestent les conflits raciaux”, et reviennent dans la plupart des cas à “une totalisation réductrice de l’Autre, qui n’est ni blanc ni homme”. Marguerite Déon explore plus avant l’usage fait par Everett des clichés et des icônes culturelles en étendant l’analyse de God’s Country à Wounded et I Am Not Sidney Poitier. La constante “préoccupation [de l’auteur] pour le langage et la représentation” déstabilise les “habitudes de lecture rassurantes” tandis que sont remis en question les processus de la perception et de l’élaboration du sens. Il est de nouveau question de préjugés raciaux dans l’analyse menée par Anthony Stewart, qui aborde l’un des principaux “défis lancés par la fiction d’Everett” : “l’équilibre à trouver [pour le lecteur] entre d’une part la conscience qu’un personnage est noir, et de l’autre, la résistance à réduire la préoccupation à ce fait exclusivement”. Stewart analyse Assumption comme une “critique du post-racial”, vu comme “vain désir […] de résoudre une énigme que nous sommes incapables de comprendre complètement.” Assumption est aussi l’objet d’étude choisi par Claude Julien, qui fait recours à la notion proposée par Jacques Rancière d’une “politique de la littérature” pour montrer que le roman Assumption offre “un commentaire tacite sur deux des maux de la société américaine : tout d’abord la race, et plus encore, la violence”. Assumption peut donc se lire comme “un cauchemar fondé sur un cauchemar national passé sous silence”. Isabelle van Peteghem-Tréard, se concentrant sur Damnedifido, utilise le concept de “jouissance” pour démontrer que le “recueil propose au lecteur une critique originale et spirituelle des États-Unis en explorant le ‘nonsense’ en tant que force contraignant la société à se redéfinir”. Dans son analyse, reposant sur les théories lacanienne et déconstructionniste, Isabelle van Peteghem-Tréard défend la thèse selon laquelle “En tant que ré-appropriation du sens, activation et sublimation du désir, la [jouissance] occupe donc une place centrale dans les nouvelles du recueil Damnedifido et résout sur la page l’aliénation fondamentale entre le sujet noir et l’Autre.” Clément Ulff s’intéresse à la “hantise des voix” des “pères invisibles” dans Zulus (1990), erasure (2001), et Assumption (2011), plus particulièrement au “message d’un père depuis longtemps disparu”, afin d’“établir une intime parenté littéraire entre le chef-d’œuvre de Ralph Ellison, Invisible Man”, et l’œuvre d’Everett. La contribution de Michel Feith consiste en une très fine lecture d’un roman d’Everett peu étudié, For Her Dark Skin, dans lequel il voit “un conte de globalisation, ainsi que le suggère l’usage fort adroit fait par Everett de l’anachronisme, créant un parallèle entre le cours de l’Empire des mythes antiques et l’histoire de l’impérialisme en Amérique.” À partir d’une définition apparemment commune à Everett et Euripide de la littérature comme “exploration critique et subversive des vérités acceptées par la société, en particulier lorsqu’elles sont encodées dans des récits canoniques”, Feith montre que les multiples parallèles “entre les mythes relatifs à Médée et aux Argonautes d’une part, et de l’autre aux fondations historiques de la société américaine –conquête et colonisation, esclavage, déséquilibres entre races et entre sexes – font de la parodie un instrument de critique radicale de la domination de la ‘démocratie’” et de sa faillite. Quant à Judith Roof, elle choisit d’analyser les tableaux d’Everett en rapport à sa poésie, à travers la notion d’“eidolon”: “une image, un fantasme, un résidu fantomatique. C’est ce qui reste du vu, moins le voir. C’est ce qui est vu sans être là. L’“eidolon” permet de répartir les impressions dans le temps et le temps à travers les impressions. C’est aussi la racine grecque du mot ‘idéal’.” Judith Roof réunit l’œuvre visuel et poétique d’Everett en une lumineuse analyse, elle-même poétique, du positionnement de l’artiste envers le voir et de sa pratique “Du Voir” (“Of Seeing”). L’article de Brigitte Félix prolonge l’exploration de la poésie d’Everett, en soulignant “la valeur littéraire du […] ‘geste poétique’ de Percival Everett, en référence au titre de son premier recueil de poèmes publié, [Re: f(gesture) (2006)].” Son analyse “révèle les potentiels poétiques contenus dans la ligne narrative également”, démontrant par là que “l’attention que le poète porte au ‘mot’, aux noms, à la nomination, et à toute la syntaxe du sens, se trouve au cœur de l’ars poetica d’[Everett].” En effet, les deux genres ouvrent un espace de “remise en question des limites du langage formel”. Claudine Raynaud se concentre sur I am Not Sidney Poitier pour démontrer que ce “texte met bien en scène un retournement désopilant et cynique de la nomination afro-américaine et de son histoire tourmentée”, en “explor[ant] une fois de plus les relations entre être et langage, être et sens”. Sur un mode carnavalesque, “I am Not Sidney Poitier revisite les définitions philosophiques du ‘nonsense’ et de la négation, le mensonge de l’identité individuelle et les limites du langage.” Françoise Sammarcelli propose d’analyser Erasure comme “un récit de vision et de révision tout à la fois, en des termes individuels et collectifs.” En effet, tout en “dénon[çant] les conventions de la représentation (questions de politiquement correct comprises)”, ce roman pose la question plus vaste du “Comment faire sens de l’expérience?” Françoise Sammarcelli démontre qu’Erasure vise à conduire son lecteur non seulement à partager une vision, mais “à accepter une constante révision.” Marie-Agnès Gay produit une analyse originale de Wounded, souvent reconnu comme le roman le plus réaliste d’Everett, mais qui devient vite “une exploration intellectuelle tenace des relations entre les mots et le monde”. Plus précisément, Wounded, en “privilégiant les zones fertiles du silence et du flou”, “montre les limites de l’expression directe, en révèle le caractère inadéquat et réductif face à une réalité plurielle, et en dénonce la nature illusoire, le langage étant foncièrement instable.” Marie-Agnès Gay démontre la “dimension éthique et politique” du “délit langagier” dans l’œuvre d’Everett. Sylvie Bauer prend pour objet d’analyse Cutting Lisa, roman peu étudié dans l’œuvre d’Everett, et traversé par “un sentiment confus d’aliénation conduisant à une constante remise en question de la réalité.” Avec en son cœur l’expérience de la perte de contrôle, le roman “pose la question des limites de l’humain, qui doit se confronter, ou se rendre à l’inhumain et au sublime.” Appelant la contemplation, Cutting Lisa met en scène un “échec du langage correspond[ant] aussi à une nouvelle forme de réflexion sur les limites des mots”. Ainsi le roman apparaît comme “une tentative de saisir ce que cela signifie que faire partie du monde et d’accepter l’indifférence des éléments qui le composent”. Gwen Le Cor, à partir notamment des trauma studies, montre que la perturbation, sur un mode ludique, de toutes catégories dans The Water Cure, “change le langage en un ‘énoncé performatif’ qui matérialise le trauma sur la page.” S’inspirant du style extrêmement inventif d’Everett, Gwen Le Cor fait proliférer les jeux de mots dans son article, rendant ainsi justice à son objet d’étude/modèle. Ses analyses particulièrement perspicaces des paragraphes écrits par Everett en une langue inventée, du nonsense, démontrent que “Les clignements de la langue en de semblables passages mettent en actes ce qui ne peut être formulé ni décrit. Ils capturent une effraction, de notre système de représentation et de celui du langage.”

Tout du long du recueil, cette “effraction” poétique et politique est explorée, par différentes voix parlant de différents points de vue.

Anne-Laure TISSUT
Normandie Université / UR – ERIAC

[1] Ce numéro est le premier dans la série Lectures du Monde Anglophone (LMA), revue électronique des anglicistes de l’ERIAC, Université de Rouen.

[2] Les articles ici rassemblés ne figurent pas dans l’ordre suivi lors du colloque.

[3] “Encountering the Face of the Other”.

[4] Toute les traductions de citations sont de l’auteur de l’introduction.

 

Pour citer l'article

Anne-Laure TISSUT « Percival Everett : introduction »,
Lectures du Monde Anglophone / LMA, 1, 2015,
Percival Everett

© Publications Electroniques de l’ERIAC, 2015.

URL : http://eriac.univ-rouen.fr/percival-everett-introduction/