La philosophie turque, en turc, en Turquie

Date : Jeudi 22 mai 2014
Horaire : 10h-17h
Lieu : Maison de l'université, Salle Divisible Nord

Dans le cadre des échanges intellectuels et institutionnels en construction avec le Département de philosophie de l’Université de Galatasaray à Istanbul, le Département de philosophie de l’Université de Rouen et l’ERIAC proposent une journée consacrée à « La philosophie turque, en turc, en Turquie ». Cette journée prolonge et vise à nourrir la coopération amorcée dès janvier 2009 à l’occasion de la Saison de la Turquie en France, où fut organisée une première journée d’études sur le thème « Philosophie turque, philosophie française » (org. N. Depraz), qui fit se rencontrer plusieurs enseignants-chercheurs de l’Université de Galatasaray (Zeynep Direk, Ömer Aygün, Melih Basaran) et les enseignants du Département de philosophie de l’Université de Rouen. Plus récemment, une « Semaine d’études philosophiques » fut organisée du 15 au 19 avril 2013 à l’Université de Galatasaray à l’initiative du Département rouennais (co-organisation Natalie Depraz, & Ömer Aygün) et vit se dérouler Conférences plénières, Ateliers de présentation de travaux d’étudiants de Master, Journées d’études sur le thème de la nature, Journée des doctorants français et turcs, et un Atelier consacrée à la philosophie turque, en turc, en Turquie, lequel reçut un accueil enthousiaste aussi bien de la part des enseignants que des étudiants.

Nous avons donc décidé de prolonger cette expérience qui permet de construire une réflexion sur un objet tout à la fois actuel et historiquement sédimenté, la langue turque et ses ressources conceptuelles, en proposant une Table ronde « Retour » sur cette question le jeudi 22 mai après-midi prochain à l’université de Rouen.

Pour plus d’informations : natalie.depraz@univ-rouen.fr

Programme :
Matinée. Table ronde (10h30-13h)
Participants : Ömer Aygün, Natalie Depraz, Alexis Lavis, Mehmet Akinci, Samih Akin, Annie Hourcade

Ömer Orhan Aygün (université de Galatasaray)
La terminologie philosophique turque : « succès catastrophique » ou « work in progress » ?
Quoiqu’il s’agisse d’un phénomène récemment en essor depuis l’Union Européenne, le multilinguisme a été et reste la règle dans le cas du turc, et non l’exception. La langue turque occupe une position tout à fait unique dans la répartition des langues du monde : à la fois entourée et imprégnée par des langues sémitiques (l’arabe et l’hébreu) et indoeuropéennes (le persan, le kurde, le grec, le grec, le russe, etc.), elle appartient à une toute autre famille : celle des langues altaïques. A cette extrême hétérogénéité linguistique, il faut aussi ajouter les liens culturels très forts et très anciens du turc avec l’arabe et le persan depuis le 11ème siècle, et avec le français, l’anglais et l’allemand depuis le 19ème. Finalement, le cas de la langue turque est linguistiquement remarquable du fait de la « révolution linguistique » initiée en 1928 à la suite de la fondation du République turc.

Il ne serait donc pas surprenant si la terminologie philosophique turque offre à la fois des aspects incomparables aux terminologies philosophiques comme celle de l’allemand, de l’anglais, du français, du latin, de l’arabe ou de l’ancien grec. Ainsi s’esquisse un projet de recherche en trois temps :
1. A rechercher, d’abord, est le statut du dit « turc ottoman » dont les terminologies scientifique, théologique et philosophique sont empruntées à l’arabe et au persan : comment ce trilinguisme du turc, de l’arabe et du persan se reflète-t-il dans la production philosophique et la traduction ? La recherche de cette problématique pourrait se dérouler à partir du livre, daté (1949) mais classique, d’Agah Sırrı Levend, Les étapes du développement et de la simplification de la langue turque (Türk Dilinde Gelişme ve Sadeleşme Evreleri, éd. Dil Derneği, İstanbul : 2011).
2. A la lumière des réponses à cette première question, comment envisager les effets de la « révolution linguistique » : comme un « succès catastrophique » dû à un projet de « social engineering » de la part du gouvernement républicain, comme le suggère le livre de Geoffrey Lewis (Oxford, 2002), ou comme un effort démocratique, communal et toujours en cours, mais déjà commencé au 19ème siècle, pour rapprocher la langue des élites de la langue du peuple ? Ici, les travaux de références pourraient être les travaux de Geoffrey Lewis, de Tahsin Yücel, mais aussi les analyses statistiques de Kâmile İmer.
3. Finalement, cet exemple de la révolution linguistique, presqu’unique dans le monde, pourrait être comparé aux cas des vernaculaires face à la langue philosophique internationale : celui du latin face à l’ancien grec (voir les efforts de Cicéron et de Boèce), celui des vernaculaires européens comme l’italien (voir le De vulgari eloquentia de Dante), le français (voir le L’illustration… de Joachim du Bellay), l’allemand ou l’anglais face à la dominance du latin, ou celui de l’arabe face à l’ancien grec (voir les travaux de Dimitri Gutas).

Cette recherche permettra ainsi de jeter une lumière nouvelle sur le « point aveugle » que constitue la langue philosophique turque, et de réviser la longue histoire des relations linguistiques, scientifiques, philosophiques et culturelles depuis l’Antiquité. C’est parce que cette tâche ne pourrait être menée à bien sans une approche comparative, qu’un tel projet de recherche exige des points de vue croisés des chercheurs turcs et français.

Natalie Depraz (univ. de Rouen / ERIAC / Archives-Husserl, Paris)
Ecrire en philosophe en langue turque ? Le cas singulier de la phénoménologie (Nermi Uygur, Önay Sözer, Ahmet Soysal)
Quelle est la singularité, la difficulté du philosopher (felsefe) turc, en turc, en Turquie ? Quelle y est la place spécifique de la phénoménologie ? Comment écrire en phénoménologue en turc ? A l’orée du compte rendu qu’il écrit en 1995 pour la revue de phénoménologie Alter d’un ouvrage pionnier en turc du premier grand phénoménologue turc Nermi Uygur (1925-2005), Edmund Husserl ve Baskasinin Beni Sorunu (1958) (‘Edmund Husserl et le problème de l’alter ego’), Ahmet Soysal propose un diagnostic très éclairant – et encore assez actuel – sur la situation de la philosophie en Turquie : « La philosophie de langue turque est inconnue en France et dans le monde. A cela, quelques bonnes raisons : une certaine fermeture à l’égard de la culture turque — ou rien qu’un intérêt social et politique, ou encore de l’ordre de l’exotisme, commandée d’ailleurs par bien des préjugés et de la méconnaissance ; l’absence d’une tradition philosophique turque durant la longue période ottomane où la philosophie était tributaire de l’enseignement de la théologie — ce qui ne peut signifier manifestement sa carence pure et simple, mais détermine le fait qu’elle est soit marginale comme telle (de vieux manuscrits, par exemple du XVIème siècle sur Aristote, réapparaissent, et il doit y en avoir d’autres dans les archives), soit, si l’on veut, souvent entrelacée avec la théologie dans des textes qui mériteraient également une attention philosophique ; le fait que des philosophes turcs même appelés à l’étranger et écrivant (parfois) dans des langues occidentales ne se sont pas vraiment distingués en Occident ; et, bien sûr, lié à tout cela, l’absence de traductions de textes philosophiques turcs.

Mais, sur place, il faut avouer que malgré des efforts louables, et peut-être aussi en partie à cause de difficultés considérables dues à la nécessité de forger un langage conceptuel neuf en correspondance avec la réforme de la langue mise en œuvre à partir de la proclamation de la République en 1923, l’originalité de la plupart des productions philosophiques, depuis l’institutionnalisation de la philosophie durant les années 30 dans les universités d’Istanbul et d’Ankara, laisse à désirer. (…) Il faut aussi souligner un facteur idéologique dont l’impact fut très grand sur les premières générations de la République, surtout les philosophes : le kémalisme, avec sa version de la laïcité et du progrès — thème moteur de l’Education Nationale et dont beaucoup de philosophes ont fait un acte de foi et un fondement philosophique, pour y consacrer une part importante de leur réflexion. Un autre facteur, aussi, est constitué par les coups d’Etat militaires successifs de 1960, de 1971, 1980 – dont les deux derniers surtout ont déstructuré les Universités, causant le départ de beaucoup d’enseignants et d’élèves. Mais il y a aussi à tenir compte du facteur économique, qui fait qu’à part quelques Universités « riches » (…), les Universités en Turquie, notamment la grande Université d’Istanbul qui a quand même rassemblé en son sein la plupart des meilleurs philosophes turcs et accueilli des philosophes allemands comme Reichenbach, von Aster, Kranz, Ritter, Heimsoeth, dans les années d’avant et d’après la Seconde Guerre Mondiale – ne peuvent accorder des bourses d’étude à l’étranger, ne peuvent approvisionner leurs bibliothèques, ne peuvent garder certains de leurs professeurs parce qu’elles les paient très mal. La position de la philosophie en Turquie est donc difficile : mais il faut aussitôt remarquer que l’intérêt pour la philosophie y est malgré tout très grand. Des séminaires, organisés dans des Instituts privés (comme Bilal un temps à Tünel), attirent un public assez large. Et des traductions se succèdent. »

Vingt ans après, la situation a évolué. Ne serait-ce que parce que, d’une part, la toute jeune alors Université de Galatasaray (fondée en 1992) offre à ses étudiants depuis maintenant deux décennies des cours de philosophie en français et dispose depuis 2006 d’une revue trilingue, Lapsus, Revue de la Faculté des Sciences et Lettres de l’Université Galatasaray, parce que, d’autre part, deux textes de Husserl existent déjà en traduction turque, La philosophie comme science rigoureuse (1911) et la Conférence de Vienne de 1934, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Grâce à la jeune revue de phénoménologie turque MonoKL, Revue Internationale des Idées et de l’Art fondée par Volkan Celebi en 2005, de nombreux textes de philosophes français sont traduits en turc et des philosophes turcs trouvent une tribune philosophique dynamique internationale. Mentionnons les numéros déjà publiés : Blanchot (2007), Hegel (2008), Lacan (2009) et Levinas (2010), dont les deux derniers sont internationaux et le numéro Levinas publié en version bilingue. A cela s’ajoute à présent une maison d’édition MonoKL, destinée à pouvoir traduire et publier les œuvres majeures de la philosophie occidentale mais surtout publier des travaux de l’écriture dans sa langue maternelle, à savoir le turc. Deux livres publiés en même temps ont été les premiers fruits de cette volonté : La vérité de la démocratie de J.-L. Nancy et Mini-Etika d’A. Sosyal. Mentionnons enfin un numéro spécial consacré à Merleau-Ponty dont la parution en 2014 est imminente. Ma contribution consistera à faire droit à trois figures aux prises aux difficultés et à l’inventivité conceptuelle de la langue turque qui, chacun à leur manière, ont marqué l’avancée de la philosophie, et plus particulièrement celle de la phénoménologie : il s’agit de N. Yugur, de Ö. Sözer et de A. Soysal.

Après-midi
Présidence : Annie Hourcade
Conférence plénière (14h30-16h30)

Ömer Orhan Aygün (université de Galatasaray, Istanbul, Turquie)
L’être humain comme animal « précaire » chez Aristote

L’être humain comme animal « précaire » chez Aristote : j’explore le fait marginalisé que, selon Aristote, il y a bien un logos qui n’est pas susceptible de vérité et de fausseté : c’est l’eukhê (prière ou vœu). J’essaie de montrer combien ce phénomène complique et nuance une vue du logos comme seulement déclarative (apophantique), aussi bien qu’une vue simplement kinétique du désir. Paradoxalement, l’eukhê est un désir qui ne meut pas l’animal, et son expression linguistique échappe à l’examen de la vérité et de la fausseté.

Programme PDF : Programme.LaphilosophieturqueenturcenTurquie-2

Affiche
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