Recherches phénoménologiques en Turquie hier et aujourd’hui

Aspects philosophiques et linguistiques – la philosophie turque, en turc, en Turquie

Le projet s’articule autour de deux questions dont on se donne pour objectif d’expliciter l’articulation : d’une part, la question de la philosophie turque et en turc, la mise au jour de concepts philosophiques turcs, leur ancrage spécifique dans la langue ; d’autre part, le rôle que peut jouer la phénoménologie, spécifiquement, en tant que philosophie elle-même ancrée dans l’expérience, dans cette problématique d’une langue philosophique turque.

Concernant le statut de la philosophie turque et en langue turque, donnons la parole, pour commencer, à Ahmet Soysal. Dans la revue de phénoménologie Alter, il publie en 1995 un petit texte se présentant comme le compte-rendu de l’ouvrage du phénoménologue Nermi Uygur, mais c’est aussi l’occasion d’un diagnostic éclairant sur la situation de la philosophie en Turquie : 

La philosophie de langue turque est inconnue en France et dans le monde. A cela, quelques bonnes raisons : une certaine fermeture à l’égard de la culture turque – ou rien qu’un intérêt social et politique, ou encore de l’ordre de l’exotisme, commandée d’ailleurs par bien des préjugés et de la méconnaissance ; l’absence d’une tradition philosophique turque durant la longue période ottomane où la philosophie était tributaire de l’enseignement de la théologie – ce qui ne peut signifier manifestement sa carence pure et simple, mais détermine le fait qu’elle est, soit marginale comme telle (de vieux manuscrits, par exemple du XVIe siècle sur Aristote, réapparaissent, et il doit y en avoir d’autres dans les archives), soit, si l’on veut, souvent entrelacée avec la théologie dans des textes qui mériteraient également une attention philosophique ; le fait que des philosophes turcs même appelés à l’étranger et écrivant (parfois) dans des langues occidentales ne se sont pas vraiment distingués en Occident ; et, bien sûr, lié à tout cela, l’absence de traductions de textes philosophiques turcs. Mais, sur place, il faut avouer que malgré des efforts louables, et peut-être aussi en partie à cause de difficultés considérables dues à la nécessité de forger un langage conceptuel neuf en correspondance avec la réforme de la langue mise en œuvre à partir de la proclamation de la République en 1923, l’originalité de la plupart des productions philosophiques, depuis l’institutionnalisation de la philosophie durant les années 30 dans les Universités d’Istanbul et d’Ankara, laisse à désirer. […] Mais il y a aussi à tenir compte du facteur économique, qui fait qu’à part quelques Universités “riches” […], les Universités en Turquie, notamment la grande Université d’Istanbul qui a quand même rassemblé en son sein la plupart des meilleurs philosophes turcs et accueilli des philosophes allemands comme Reichenbach, von Aster, Kranz, Ritter, Heimsoeth, dans les années d’avant et d’après la Seconde Guerre Mondiale – ne peuvent accorder des bourses d’étude à l’étranger, ne peuvent approvisionner leurs bibliothèques, ne peuvent garder certains de leurs professeurs parce qu’elles les paient très mal. La position de la philosophie en Turquie est donc difficile : mais il faut aussitôt remarquer que l’intérêt pour la philosophie y est malgré tout très grand. […] Et des traductions se succèdent[1]

Certes, vingt ans plus tard, la situation a bien évolué. Certains textes de Husserl existent en traduction turque, par exemple La philosophie comme science rigoureuse (1911) et la Conférence de Vienne de 1935, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Des revues comme Monoklrassemblent de nombreuses contributions de philosophes phénoménologues turcs. Last but not least,le département de philosophie de l’Université de Galatasaray donne un enseignement en français qui a formé à des générations d’étudiant.e.s, alors que la philosophie n’était jusque là enseignée qu’en turc (à l’Université d’Istanbul à Beyazit) ou en anglais (à l’Université de Bogazici). Voilà que se développent depuis plus d’une dizaine d’années des travaux et des recherches philosophiques qui se font directement à partir de la langue française.

Cependant, la question de fond de la constitution d’une philosophie turque ancrée dans une langue conceptuelle turque, c’est-à-dire la mise en évidence d’une conceptualité propre à la langue turque se pose toujours. C’est cette question que nous voudrions explorer, en sollicitant pour ce faire cette philosophie spécifique qu’est la phénoménologie, en vertu de son intérêt singulier pour la mise au jour d’une conceptualité ancrée dans l’expérience et inscrite dans le vécu des sujets, et dont l’universalité ne s’affirme pas au détriment de sa singularité expérientielle ancrée.

À titre préliminaire, mentionnons deux figures décisives de la réception de la phénoménologie en Turquie au vingtième siècle, Nermi Uygur (1925-2005), avec le premier ouvrage sur Husserl en turc, Edmund Husserl ve Baskasinin Beni Sorunu (1958) (Edmund Husserl et le problème de l’alter ego), et Önay Sözer (né en 1936), son élève, avec Leere und Fülle – Ein Essay in phänomenologischer Semiotik (1988), écrit en allemand. Consacrés, l’un à l’intersubjectivité, l’autre au langage, ces deux travaux sont emblématiques d’une recherche philosophique située à l’articulation du sujet, du monde, d’autrui, de la langue et de l’expérience, et fournissent quelques premiers repères décisifs pour aborder le problème de la langue philosophique. 

N. Uygur écrit en turc. Il y a là un pari, du moins implicite : considérer la langue turque comme lieu d’accueil du philosophique et, particulièrement, du phénoménologique. Certes, l’auteur fait usage de termes allemands (Einfühlung, Paarung), qu’il choisit de ne pas traduire, selon une pratique standard (quoique pouvant être contestée) en phénoménologie. A ce propos, deux remarques terminologiques : 1) à propos du terme « autre », Uygur propose deux traductions : « baskasi ben » et « baskasinin beni », littéralement « l’autre-moi » et « le moi d’autrui », qu’il considère comme des expressions équivalentes (p. 20) ; 2) concernant le corps, chez Husserl « Leib », il choisit un terme d’origine arabe vuküt (note p. 75), ou bien, parfois, le terme « organisme », passé directement dans le turc, en fonction du contexte. La réflexion sur les concepts utilisés et leur traduction en turc, présente, reste timide, inféodée à la langue-source. Le pari est alors: comment forger une langue philosophique turque et particulièrement phénoménologique ? Comment la langue turque peut-elle être le support d’une conceptualité phénoménologique spécifique, dont les concepts ne soient pas des entités closes, mais des supports expérientiels ouverts sur le monde ?

Ö. Sözer de son côté s’intéresse au langage et à la relation aux objets. La question des potentialités de la langue turque dans l’expression des phénomènes est au centre de son interrogation : forger une sémiotique phénoménologique en acte, sous-titre de son livre de 1988 : Leere und Fülle. L’exergue de B. Gysin : « There is nothing sacred about words » souligne le parti pris de l’auteur pour l’expérience, à l’encontre de la primauté accordée par les philosophes analytiques ou certains courants de la linguistique au langage. Le propos de Sözer sera de décrire la « Kinästhese des Sprechens » (p. 12), de s’intéresser à l’organicité du langage, à sa mobilité, à sa capacité à exprimer corporellement l’expérience. Sözer veut donc insister sur l’importance d’un langage expérientiel, notant le lien intime entre ce que Husserl nomme les « expressions occasionnelles » et ce que la philosophie analytique a repris à son compte sous l’expression des indexicaux. Il est l’un des premiers à inscrire sa réflexion à la croisée de la phénoménologie et de la linguistique, aux côtés de Gurwitsch ou de Mohanty[2]. L’originalité de Ö. Sözer est de faire fond sur la linguistique structurale et, notamment, sur la sémiotique de Jacobson[3] : la signification reste, sans le contexte, fragmentaire et implicite. En articulant le rapport à soi du locuteur et le rapport au monde, il place son projet sous les auspices d’une « sémiotique phénoménologique »[4]. Dans le cadre de cette enquête sur la « sémiose » de l’intention signifiante, il met en relation l’usage des signes de la langue avec la particularité de la langue turque. Exemple : « dans l’expression turque “filmin prömiyeri”, les mots “film” et “prömyer” sont compréhensibles pour un Européen, mais pas les suffixes “in” et “i” »[5]. Autre exemple : en réponse à la question rituelle d’un stambouliote : « Sizin ev manzarali? » (‘votre maison a-t-elle une vue [sur le Bosphore] ?’), je ne pourrai me contenter de répondre: « li » (avec) ou « siz » (sans), mais je devrai conserver le substantif « manzara »  (vue). Ici, avec/sans ne fonctionnent pas seuls, ils requièrent la catégorie sémantique.

La structure synthétique de la langue turque, qui fait partie du groupe ouralo-altaïque, génère à partir d’elle une organicité et une synchronicité du sens aux antipodes des langues européennes analytiques, qui décomposent et temporalisent le sens. La philosophie s’est développée sur la base d’une logique formelle prédicative, qui correspond à la structure analytique du langage. On peut se demander si Heidegger, qui cherchait un mode de penser affranchi de l’analytique propre à la philosophie et s’est pour ce faire intéressé à la langue japonaise elle-même riche en synthèses sémantiques inédites, n’aurait pas vu dans la langue turque des ressources phénoménologiques inédites.


[1] A. Soysal, Compte rendu de : Nermi Uygur, Edmund Husserl ve Baskasinin Beni Sorunu [Edmund Husserl et le problème de l’alter ego], Istanbul, 1958, 152 p.,  Alter, no 3, « L’animal », Paris, 1995, p. 525-536, ici p. 525-526. Dans sa thèse (Paris VIII, 1994, parue en turc chez Yapi Kredi 2005), intitulée Exposition Sacrificielle – Logiques et économies de l’énonçable et du visible, M. Başaran cite N. Uygur aux pages 267-269. Ce dernier publie en allemand l’année suivante, en 1959, un article dans les Kantsstudien (50), intitulé « Die Phänomenologie Husserls und die Gemeinschaft ».

[2] Cf. J. Benoist, Entre acte et sens. La théorie phénoménologique de la signification, Paris, Vrin, 2002, et J. Benoist et S. Laugier (éds.), Husserl et Wittgenstein. De la description de l’expérience à la phénoménologie linguistique, Hildesheim, Olms, 2004.

[3] Ö. Sözer, op. cit., p. 13, citant Jakobson, 1976, p. 69-70.

[4] Ö. Sözer, op. cit., p. 13.

[5] Op. cit., p. 14.