Pourquoi une lecture critique de Hannah Arendt est-elle aujourd’hui nécessaire ?
L’article original en allemand a paru dans Philosophie Magazin le 12 septembre 2024. Son auteur, Emmanuel Faye, est professeur émérite de philosophie à l’université de Rouen Normandie (ERIAC). Il est connu pour sa critique radicale de Martin Heidegger. Son livre Hannah Arendt et Martin Heidegger. Zerstörung des Denkens vient de paraître chez Königshausen und Neumann.
Hannah Arendt était une femme énergique et courageuse. Elle a été emprisonnée par la Gestapo et a connu les camps de rétention du régime de Vichy en France avant de s’exiler aux États-Unis. Elle est devenue célèbre pour ses écrits sur le totalitarisme nazi et stalinien, et pour son reportage sur le procès d’Eichmann. L’historien allemand Walter Laqueur a même parlé d’un « culte » autour de son œuvre. En Allemagne, Hannah Arendt a accédé depuis trente ans au statut de penseuse officielle, au point qu’un timbre a été imprimé à son effigie et que l’un des prix littéraires les mieux dotés est attribué chaque année en son nom. Cependant, ses écrits contiennent aussi des contradictions surprenantes qui justifient une relecture critique de ses ouvrages.
Dans son livre Les Origines du totalitarisme, on pourrait s’attendre à une analyse du fascisme de Mussolini et du juriste allemand Carl Schmitt, qui ont tous deux contribué à la promotion de l' »État total ». Or, Arendt soutient tout au contraire que « la dictature fasciste en Italie n’avait aucun caractère totalitaire » alors même que c’est Mussolini en personne qui a introduit dans le vocabulaire politique la valorisation positive du mot « totalitaire ». Elle soutient que le fascisme mussolinien n’est qu’une dictature nationaliste qui a voulu s’emparer de l’appareil d’État alors que les régimes totalitaires hitlérien et stalinien voulaient le détruire. Or, l’historien italien du fascisme Emilo Gentile a montré tout au contraire que le fascisme italien est un mouvement révolutionnaire de masse et un parti-milice, qui se considère au-dessus de l’État existant et vise à le détruire.
Le deuxième argument d’Arendt est que le fascisme italien n’a prononcé qu’un petit nombre de condamnations politiques. C’est ne pas tenir compte du fait que Mussolini a érigé la violence politique en règle dans sa conquête du pouvoir et sa volonté de briser le mouvement ouvrier, les syndicats et les partis d’opposition. C’est en revendiquant l’assassinat du député socialiste Matteotti par des squadristi fascistes qu’il a affirmé sa « farouche volonté totalitaire ». La thèse d’Arendt a eu pour résultat que la critique politique du fascisme et de ses effets historiques a été longtemps minorée après la parution de son livre.
Hannah Arendt affirme d’autre part que l’élite intellectuelle du nazisme n’a eu « absolument aucune influence sur le totalitarisme ». Dans une longue note de l’édition anglaise de son livre, elle loue à ce propos les « very ingenious theories » de Carl Schmitt et affirme qu’elles « still make arresting reading« . Et elle cite favorablement à plusieurs reprises État, mouvement, peuple, le livre le plus ouvertement national-socialiste que Schmitt a publié en 1933. Hannah Arendt ne peut ignorer le nazisme de Schmitt et son importance dans la légitimation du régime : dans sa bibliothèque conservée à Bard Collège, on observe qu’elle lit, souligne et commente le Concept du politique de Schmitt dans la troisième édition mise au goût du jour, publiée en 1933 dans la maison d’édition national-socialiste Hanseatische Verlagsanstalt. Se voyant ainsi disculpés, on comprend que Les Origines du totalitarisme aient été particulièrement bien accueillis par des schmittiens comme Ernst Forsthoff, auteur en 1933 de L’État total. Autre schmittien de choc, Armin Mohler, principal théoricien de la Nouvelle droite, a publié en 1956 une recension très favorable du livre d’Arendt et celle-ci a publié l’un de ses articles dans le Festschrift pour les 60 ans du théoricien conservateur Eric Voegelin qu’elle a co-édité en 1961.
Bien entendu, Hannah Arendt n’est pas responsable de sa réception. Mais l’examen critique approfondi de sa pensée révèle des affinités profondes avec certaines thèses majeures de Schmitt, comme la séparation radicale du politique et du social. La question de la proximité intellectuelle et politique entre certaines dimensions des écrits de Schmitt et d’Arendt concerne donc les fondements mêmes de leurs pensées respectives et non seulement leur réception.
Arendt a également changé d’avis sur plusieurs sujets au fil du temps, se contredisant parfois elle-même. Par exemple, en 1946, dans un article sur la philosophie de l’existence, elle reproche à son ancien professeur et amant, Martin Heidegger, l’usage de termes mythologiques comme ceux de « terre » et de « peuple » qui nous conduisent « hors de la philosophie ». Mais après avoir lu sa Lettre sur l’Humanisme de 1947, elle change entièrement d’avis et devient une ardente défenseuse de Heidegger, même après la publication en 1953 de son éloge de la « vérité interne et grandeur » du national-socialisme. Elle refuse même de republier son article de 1946.
La publication des Cahiers noirs de Heidegger depuis 2014 a révélé son antisémitisme radical et son « approbation » (Bejahung) constante du national-socialisme, même après la Nuit de cristal. Cela met en lumière les contradictions dans les écrits d’Hannah Arendt et incite à les réexaminer de manière critique, selon trois axes principaux.
Le premier, qui se situe au plan historique, concerne l’appréciation arendtienne du national-socialisme et de la responsabilité supposée des Juifs dans leur anéantissement. Hannah Arendt voit le totalitarisme nazi comme conduisant à l’atomisation des individus et propose en réponse une vision politique de communauté. Cependant, le national-socialisme visait à créer une communauté raciale exclusive et génocidaire, niant toute individualité. Comme l’écrit par exemple le recteur Heidegger dans une lettre circulaire datée du 20 décembre 1933 : « l’individu, où qu’il se tienne, ne compte pour rien. Le destin de notre peuple dans son État compte pour tout ».
Arendt rend également, de manière controversée, les Juifs partiellement responsables de leur extermination, en surévaluant dans Eichmann à Jérusalem le rôle des conseils juifs et en avançant des affirmations non fondées, comme celle selon laquelle Reinhard Heydrich, principal responsable de l’extermination des Juifs d’Europe après Heinrich Himmler, aurait été « demi-juif ».
D’une part, elle présente les « Conseils juifs » (Judenräte), pourtant contraints d’exécuter les ordres nazis sous peine d’exécution immédiate, comme des collaborateurs des nazis, et elle écrit que « le rôle que jouèrent les dirigeants juifs dans la destruction de leur propre peuple est, sans aucun doute, le plus sombre chapitre de cette sombre histoire ».
D’autre part, elle va jusqu’à imaginer qu’après l’attentat de la résistance tchèque de 1942, au moment de succomber à ses blessures, Heydrich se serait repenti d' »avoir trahi son propre peuple ».
Deuxièmement, sur le plan politique, Arendt sépare radicalement le politique du social et rejette le principe de l’égalité humaine. Elle considère que la vie véritablement humaine commence avec l’action politique, réservée à une élite, tandis que la majorité, les travailleurs, est reléguée au rang d’animal laborans, sans accès à une véritable humanité. Elle défend ainsi une conception aristocratique du politique et estime que le politique n’a pas à résoudre les questions sociales relatives à l’inégalité entre les conditions.
Troisièmement, sur le plan philosophique, Arendt félicite Heidegger d’avoir su réaliser, dans sa Lettre sur l’humanisme, le dynamitage de la culture occidentale. Elle salue sa démarche, qui visait à démanteler la philosophie et à soumettre la pensée à la dictée de l' »être ». Heidegger soutenait dès 1934 que la philosophie était arrivée à sa fin et devait laisser place à la métapolitique du peuple historique et il avait repris, après 1945, ce thème de la fin de la philosophie. Or en 1969, pour les 80 ans de Heidegger, Arendt érige celui-ci en paradigme de la pensée. Elle écrit en effet : « la vie et l’œuvre de Heidegger nous ont appris ce qu’est PENSER, et que les écrits demeureront à cet égard paradigmatiques ». Par ces mots, Hannah Arendt sacralise non seulement l’œuvre de Heidegger mais aussi sa trajectoire de vie et donc, inévitablement, son itinéraire politique. En valorisant ce modèle, elle contribue à la destruction de l’autonomie de la conscience et du sens critique. C’est pourquoi j’ai parlé, dans le sous-titre de mon livre sur Hannah Arendt et Martin Heidegger, de « destruction de la pensée ».
Hans Blumenberg a judicieusement souligné que l' »histoire de l’être » de Heidegger enseigne avant tout la soumission. Il est donc crucial de lire aujourd’hui Arendt et Heidegger de manière plus critique que cela n’a été le cas jusqu’à présent, afin de défendre la réflexion philosophique et la liberté de penser.