Littérature et évènement : Introduction

Auteur : Karim Daanoune & Anne-Laure Tissut

L'auteur

Anne-Laure Tissut est traductrice et professeur de littérature nord-américaine contemporaine à l’université de Rouen

Karim Daanoune est Maître de conférences en Littérature américaine à l’Université Bretagne Sud de Lorient. Il est l’auteur d’une monographie sur Falling Man (Atlande, 2015) et de plusieurs articles sur Don DeLillo. Il retravaille actuellement sa thèse (L’Écriture de l’événement dans la fiction de Don DeLillo)  pour en faire un livre, qui sera préfacé par Michael Naas et publié aux Presses Universitaires de Paris-Sorbonne. Il a participé à l’organisation d’un colloque sur Don DeLillo en présence de l’auteur en février 2016 (Universités Paris-Diderot et Paris-Sorbonne). Il est l’auteur de la bibliographie de DeLillo pour la Don DeLillo Society.

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Alors que la photographie, puis le film, sont les moyens privilégiés utilisés pour couvrir l’événement, assortis, dans le cas de la photographie, de commentaires de type reportage, la littérature, quant à elle, semble continuer de susciter la méfiance dans son rapport au réel. La fiction, dans l’imaginaire collectif, reste entachée de fausseté, et si l’on ne peut que reconnaître le rapport d’inspiration qui en fait pour ainsi dire un produit dérivé du réel, les réticences sont nombreuses à concevoir la littérature comme offrant des potentiels de représentation du réel supérieurs à la photographie ou au film, en ce qu’elle ferait apparaître ce qui reste invisible à l’œil nu comme à l’objectif de l’appareil photographique ou de la caméra. Plus inconcevable encore serait le rapport d’inscription de la fiction dans le réel par le biais d’une action sur les modes de représentation propres au lecteur, et, par là, sur les voies selon lesquelles il s’engage dans une interaction avec le monde, comme sur la vision qu’il en a. Pourtant, les historiens continuent de se tourner vers la littérature pour analyser faits et événements ; les psychanalystes, de lire le texte littéraire comme l’expression d’un regard visionnaire, précieux dans la poursuite de leur exploration de l’être humain ; les philosophes, enfin, de montrer en quoi et comment l’art en général et l’art littéraire en particulier sont « procédure[s] de vérité » (Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, 1998, p. 21). Quand il s’agit de confronter l’innommable et l’irreprésentable, du traumatisme, de l’abject, de l’événement, enfin du radicalement autre, seule la création artistique, en ouvrant les chemins jamais empruntés de ses langages inédits, peut faire face à l’irreprésentable et tenter d’en relever le défi : la fiction rend possible la monstration de l’événement à l’endroit même de ses résistances et de ce qui le constitue en événement, à savoir, ses caractères imprévisible et indicible. Étant « sa cause en lui-même » (Romano, L’Événement et le monde, 59), et tout en excès – excès de phénoménalité ou excès traumatique –, l’événement n’est pas même expérimentable. Aussi l’événement échappe-t-il au récit historique, qui n’en prend en compte que les conséquences : « Ce que l’histoire saisit de l’événement, c’est son effectuation dans des états de choses, mais l’événement dans son devenir échappe à l’histoire » (Deleuze, Pourparlers, 231). La littérature, avec ses moyens propres, la matérialité et la temporalité d’un langage taillé dans la langue et qui l’étend jusqu’à ses confins, peut tenter d’offrir au lecteur l’expérience du surgissement événementiel.

On ne considérera ici pas tant la littérature dite engagée que les stratégies propres à la littérature, par lesquelles elle tente d’offrir au lecteur l’expérience de l’événement qu’elle rend présent pour lui, et, du même geste, s’élève contre les systèmes et le totalitarisme, par le biais d’un « contre-récit », selon la formule de l’écrivain américain Don DeLillo : « it is left to us to create the counter-narrative » (« In the Ruins of the Future », 34). En faisant jouer la fluidité et l’ouverture de ses formes et de ses structures, la littérature trompe l’irréversible, et toujours rappelle le lecteur à la responsabilité qu’il porte du sens et de la définition de l’humain. Les formes de résistance à la clôture retiendront notre attention : ambiguïté, allusion, euphémisme et litote, ellipse, silence et non-dit, et, plus largement, les diverses modalités discursives du détour (métaphore, symbole, image) et du suspens, rythmique, logique ou sémantique. La trame rationnelle du discours se trouvant mise en échec, la matérialité du langage prend le relais pour susciter la présence de ce qui échappe à la représentation. Sons, texture, rythme, brisure, latence, report et irruption anachronique seront au nombre des phénomènes à considérer. De ces traits propres au langage littéraire et qui font la « singularité » de l’œuvre, dans la terminologie de Derek Attridge, les effets ne sont guère prévisibles, du moins pas en totalité. La « signifiance », selon Barthes, qui ne relève pas de l’intention de l’auteur, continue d’échapper au lecteur, qui l’éprouve sans pouvoir jamais totalement la cerner ni l’analyser.

Tandis que l’événement est excès de part en part, il semble se dire dans une réserve du texte, qui désigne tout à la fois le mouvement de retrait du texte échappant à son lecteur, et les potentialités de sens promises par ce retrait. Peut-être est-ce en cette dynamique, suscitant l’engagement du lecteur, que la littérature offre des modèles de résistance aux formes asservissantes du totalitarisme et des systèmes en général. Dans le cas des « romanciers pluralistes » étudiés par Vincent Message, qui « [P]our rendre compte de la complexité du monde qui les entoure, […] cherchent à faire fonctionner ensemble des possibles esthétiques qui ne sont compatibles que jusqu’à un certain point » (34), ils offrent dans l’œuvre des modèles de cohabitation, et, mieux, de mise en relation entre les membres de sociétés pluralistes tant par leur disparités économiques et sociales que leur qualité multiculturelle. Plus que jamais, le littéraire croise le politique, dans l’esthétique.

On réservera le plein déploiement des questions de réception du texte, comme de qualité événementielle de l’œuvre, à une réflexion ultérieure, sans toutefois les exclure du présent débat. L’image et la réflexion sur l’image, par exemple, sans être directement au cœur des travaux, joueront le rôle de l’autre du texte, avec lequel entamer un dialogue fécond.

Lance et Andi Olsen d’emblée plongent au cœur des interactions fertiles entre médiums. Le romancier et sa compagne photographe et vidéaste, dans leur présentation commune « Theories of Forgetting, or There is No Place Like Time: An Unthinkable Novel in Films You Can Walk Through », proposent une illustration créative des façons dont la littérature peut rendre compte de l’événement, mais aussi faire événement. Comme leur travail toujours déborde le cadre du texte, on renverra ici à la captation vidéo de leur intervention[1].

Le roman de Lance Olsen Theories of Forgetting[2] qui a pour origine « The Spiral Jetty », œuvre de land art de Robert Smithson, se prolonge en films conceptuels, musique, galerie d’art virtuelle et son catalogue : les frontières de l’espace et du temps ainsi ébranlées invitent le lecteur-spectateur à une réflexion sur l’expérience du temps et de l’Histoire, conjointement à l’exploration des fluctuations fertiles des frontières de la fiction. L’œuvre présentée par Lance et Andi Olsen déploie les possibilités de la lecture comme événement, en tant que rencontre de l’altérité, qui se poursuit, à travers d’autres formes et média, et dans la conscience changeante de chaque sujet lecteur.

C’est à la perception et au retentissement communautaires de l’événement que Claude Romano s’intéresse, à travers l’étude de The Sweet Hereafter, de Russell Banks, qui, situé « à l’intersection … de l’expérience intime et communautaire », « semble ouvrir sur une prise en compte de l’événement collectif comme horizon de l’expérience individuelle ». Toutefois l’ambiguïté jusqu’au bout demeure, les personnages restant plongés dans la solitude malgré le rituel cathartique final, qui manque à restaurer peut-être les « liens satisfaisants aux autres et à la société tout entière » que réclame la guérison.

Isabelle Alfandary, quant à elle, dans « Le ‘cas’ de la littérature », montre en quoi « l’événement dont [la littérature] se charge, auquel elle donne lieu », n’est pas simple représentation d’un événement survenu dans le monde. À travers la lecture du roman de Don DeLillo Falling Man et de quelques poèmes d’E.E. Cummings, Isabelle Alfandary analyse la mimésis dont relève la littérature, d’un genre bien spécifique et « procédant d’un faire-signe ». Est mise en lumière la disjonction qui se trouve au cœur de l’événement en littérature, et « constitue la littérature comme événement […] de et par l’écriture ».

C’est de cet événement de et par l’écriture dont il est question dans l’intervention orale d’Arno Bertina, ici retranscrite. Partant du constat que « la polyphonie […] résume toute [s]a joie d’écrire, et toute [s]on ambition littéraire », Arno Bertina associe l’événement à cette polyphonie dans la définition de la quête qu’il mène à travers l’écriture : « une voix ne peut rendre compte d’un événement, […] l’événement perçu n’est rien à côté de ce qu’il efface, […] des échafaudages qui lui ont permis d’apparaître, et [il] faut à la littérature convoquer plusieurs voix pour espérer rendre compte de cette richesse immergée. », ou de « la réalité augmentée de tous ses spectres ». Ainsi la littérature, « assomption de tout ce qui dépasse notre intelligence », donne à voir « la puissance effective, active des choses latentes ».

Oliver Rohe, à son tour, dans « Apparition du Sioux », énonce sa vision de l’écriture en rapport à l’événement, dont le propre est de « met[tre] le langage en faillite. L’écriture doit – certes par des procédés et des détours qui sont l’art – rendre compte de cette faillite, de cet instant plus ou moins bref de dislocation du vocabulaire, d’inanité de tout effort de pensée et de la pensée elle-même ». Revenant sur son œuvre, dont la quasi-totalité se consacre à l’événement « étalé dans le temps » de la guerre civile libanaise, Oliver Rohe y analyse le « retentissement inaugural et durable [de l’événement] sur la structure du langage », et met en lumière la faculté qu’a l’écriture « de discriminer des signes » et de leur imaginer des relations : d’« élabor[er] une narration où les événements deviennent possibles […] et les multiples liens entre eux manifestes ».

En une langue poétique et méditative, Antoine Cazé, propose au lecteur d’observer, ou, plus complètement, de faire l’expérience de la transformation de la langue en « événement de pensée ». De même que, grâce à l’élaboration d’une forme bien spécifique de poésie comme « catégorie et forme de pensée », Lyn Hejinian fait de Happily un texte « dans lequel la théorie du survenir elle-même survient » (« in which the theory of happening itself happens »). Dans son article « ‘The event is the adventure of that moment’: Hejinian Happenstance Happiness », Antoine Cazé, tissant expérience de lecture et d’écriture entre deux langues, poursuit l’expérience poétique de l’advenir du sens.

Sophie Chapuis, quant à elle, dans « Matrix accidents in Rick Moody’s fiction », part du paradoxe travaillant l’œuvre de Rick Moody, marquée par l’effort de présenter l’accident tel qu’il est arrivé, mais en l’inscrivant dans une série qui rend possible de l’anticiper, et fait de lui un générateur de fiction. Posant la question de la médiation du réel, dont la rencontre à l’état brut résiste à la mise en mots, l’article analyse la défaite du langage figuratif, tandis que les distorsions de la syntaxe, de la grammaire et de la ponctuation visent à substituer peu à peu la présentation à la représentation.

Puis, c’est un parcours dans l’œuvre de Thomas Pynchon, hantée par l’événement, que propose Anne Battesti, pour démontrer la possibilité qu’a la littérature de donner à éprouver « quelque chose de l’irruption de l’événement, sa disparition » et sa « puissance de hantise ». Son article « Thomas Pynchon’s ‘Event in the sky’: simulations, interpretations » analyse la renégociation entre littérature et événement qui s’opère dans l’œuvre, par le biais d’un mélange de défaut et d’excès mimétique. En particulier, Anne Battesti met en lumière la fonction critique de l’ironie, « antidote aux pouvoirs hypnotiques de l’événement », « dans la tâche infinie de comprendre » (« the inconclusive task of understanding »).

Dans « Encountering, experiencing and performing the other as event in The Childhood of Jesus by J. M. Coetzee », Anne-Laure Fortin-Tournès analyse deux visions allégoriques de la lecture contradictoires qui émanent du roman, permettant au lecteur de faire l’expérience du sens comme événement, dans la rencontre d’une l’altérité qui reste fuyante. De l’exploration du roman de Coetzee, accomplie à la lumière des écrits des principaux philosophes ayant traité de la question, Claude Romano, Alain Badiou, Jacques Derrida, et Gilles Deleuze, ressort la responsabilité du lecteur de s’ouvrir à l’inconnu, loin des cadres conventionnels, et, par-là, la dimension éthique de la lecture comme événement.

Natalie Depraz, dans son article « De l’événement à la surprise : le trauma et son expression », propose l’étude de notions voisines de l’événement : la surprise, et le trauma, « qui, comme l’événement, peut être entendu comme relevant de l’irreprésentable, de l’indicible », mais toutefois « auto-exige son expression ». À travers un modèle dynamique de la surprise, Natalie Depraz analyse les formes d’« expressivité vitale qui opère[nt] la résilience », venant ainsi nourrir la réflexion sur la capacité de la littérature à rendre compte de l’événement, à lui donner accès à la conscience, comme à le susciter.

Dans « ‘No return address – Communicating Trauma in Don DeLillo’s Falling Man », Karim Daanoune analyse Falling Man (2007) de Don DeLillo, pour poser la question du passage « d’une expérience de la lecture à une expérience empathique de la souffrance ». Y sont explorés les moyens propres à la littérature pour communiquer « ce qui relève de l’incommunicable », au sujet souffrant du trauma et aux autres, personnages ou lecteur. En particulier, DeLillo, « tout à fait conscient des mécanismes intrinsèques du trauma », invite le lecteur à adopter une écoute authentique, capable d’accueillir la souffrance de l’autre.

Aaron Smith lui aussi se penche sur Falling Man, dans son article intitulé « Language as Technology in Don DeLillo’s Falling Man », où il analyse l’événement delillien, de nature poétique, pour démontrer l’interdépendance du langage et de la technologie dans l’œuvre. Tandis que la technologie y revêt une dimension symbolique, le langage devient une « technologie visant la modification de soi », permettant, à la faveur de la simplification conceptuelle ainsi causée, l’émergence d’un monde riche en sensations. La mise en relief du signifiant permet ainsi l’épanouissement du « potentiel poétique du monde ».

 

NOTES

[1] <https://webtv.univ-rouen.fr/permalink/v1253d18b00fekotmuem/>

[2] Theories of Forgetting, FC2, Tuscaloosa, The University of Alabama Press, 2014.

Pour citer l'article

Karim Daanoune & Anne-Laure Tissut « Littérature et évènement : Introduction »,
Lectures du Monde Anglophone / LMA, 2, 2016,
Littérature et événement

© Publications Electroniques de l’ERIAC, 2016.

URL : https://eriac.univ-rouen.fr/litterature-et-evenement-introduction/