Le Jeu : textes et société ludique

Auteur : Milagros TORRES et Miguel A. OLMOS

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Si le plaisir est, depuis la nuit des temps, la raison d’être primordiale de toute activité artistique, le jeu s’avère être une dimension essentielle, fondatrice, de cette curieuse activité humaine qu’est l’art d’écrire. L’homme, nous le savons tous, garde jusqu’à sa mort un besoin de diversion gratuite, d’amusement créatif, de légèreté orchestrée qui caractérise le jeu des enfants. Et la société s’en fait écho dans le folklore, les fêtes populaires, les manifestations musicales collectives, la danse, le sport, etc., de ce besoin tout naturel de jouer.

Le jeu réunit et harmonise, affronte et fait rivaliser, allège et guérit. Le jeu égaie et soulage l’âme et le corps du labeur inévitable et indispensable, cette activité quotidienne de l’homme en société qu’est le travail – n’oublions pas le sens bien connu de l’étymon, trepalium. Monica Güell le rappelle très justement en citant Cervantès :

antes aprovechan que dañan. Sí, que no siempre se está en los templos ; no siempre se ocupan los oratorios ; no siempre se asiste a los negocios, por calificados que sean. Horas hay de recreación, donde el afligido espíritu descanse. Para este efeto se plantan las alamedas, se buscan las fuentes, se allanan las cuestas y se cultivan con curiosidad los jardines (Miguel de Cervantes, Novelas ejemplares, éd. de H. Sieber, Madrid, Cátedra, 1989, I, p. 52.)

Puisqu’il y a des « heures de récréation » (et qui plus est, des jardines), l’Université de Rouen et en particulier le Département d’Etudes Romanes, au sein du Laboratoire interdisciplinaire ERIAC, a souhaité en prendre quelques-unes pour réunir autour de cette table des joueurs de qualité afin de réfléchir ensemble sur ce sujet susceptible d’engager des débats profonds, riches et, à la fois, ludiques. (Les travaux ici présentés, axés sur la littérature de l’Espagne, ont été communiqués lors du Colloque « Le jeu : textes et société ludique », organisé par le Dpt. « Études romanes » et le Laboratoire ERIAC (Université de Rouen ; E.A. 4307), qui s’est tenu à la Maison de l’Université les 25, 26 et 27 février 2009.). Les diverses perspectives abordées ont révélé la densité infinie du sujet. Le rôle du jeu dans la construction de la société et de ses textes est un sujet d’actualité permanente. Au délà de la vérité et du mensonge et hors de toute morale, le jeu semblerait reposer sur un certain nombre de constantes. Limité par certaines règles, il est structuré par des alternances, des simulacres, des répétitions. Il évolue dans la tension, se refuse au hasard, et s’accompagne d’un plaisir qui échappe à toute définition. Il reproduit les modèles de la société – ludique ? – dont on ne saurait le dissocier, mais qu’il prend également pour cible, comme objet d’analyse et de parodie, tout en contribuant à sa stabilité ou à son évolution. La fantaisie illimitée du jeu individuel existe tout autant. Ne peut-on vraiment jouer qu’à plusieurs ? Le jeu, ne serait-il pas, par dessus tout, l’antidote de la peur ?

Le jeu peut ainsi revêtir le caractère exceptionnel de la fête mais il peut également accompagner le quotidien, en toute simplicité. L’homme retrouve son souffle en jouant. Jouer implique des règles ; cependant, même dans la contrainte indissociable de sa mise en scène, jouer c’est tenter de faire triompher la liberté et la puissance, c’est prendre le dessus sur la limite, sur le temps et sur la mort. Le jeu possède la couleur du rêve, le brillant du comique ; mais aussi, dans plusieurs types de textes, il devient dangereux. Le risque, le péril ou la noirceur s’emparent de certains jeux crépusculaires – comme les communications de Marie-Claire Zimmermann et Daniel Lecler, très justement, le montrent.

Voici un bref aperçu des travaux. Partant de l’affirmation de Perec « Écrire est un jeu qui se joue à deux, entre l’écrivain et le lecteur », Monique Güell aborde d’emblée –axiome riche d’inspirations – la littérature comme jeu. Elle a travaillé sur deux cancioneros hispano-italiens de la fin du XVIe siècle, récemment sauvés de l’oubli, qui témoignent des goûts poétiques de la cour espagnole de Savoie et de Naples. Dans la ligne habituelle de ses recherches, l’auteur analyse des jeux formels, en particulier autour des « rimèmes », qui entraînent d’intéressantes combinaisons sémantiques superposées dans un barthésien « feuilleté de sens ».

Louise Audubert aborde dans son travail la dimension ludique de la musique au Siècle d’Or espagnol, en liaison avec la fête et le théâtre. Le mélange est de règle, ici. Elle constate que « le jeu entre ce qui est classique et populaire, sacré et profane, abstrait et concret, ce qui surgit de l’allégorie ou de l’histoire, s’intensifie, se diversifie, s’oppose en une riche création littéraire et artistique », tout au long du XVIe siècle. Son étude explore toute une symbolique populaire à travers les rapports entre chanson populaire et jeu théâtral, riche de sous-entendus et de double sens.

L’étude de Claudine Marion-Andrès porte sur le théâtre de jeunesse de Lope de Vega, en particulier celui qui correspond à son exil à Valence. « Le théâtre en effet permet la réunion de tous les jeux : jeux d’acteurs, jeux de mots, jeux d’images, de références culturelles, joutes littéraires, jeux érotiques, jeux des sexes et sur les sexes, jeux de déguisement, de masques, nobles tournois et leurs imitations… », affirme-t-elle. Jeu dans le jeu – le jeu de l’ABC, des jeux autour du corps grotesque, des jeux de mots, parmi d’autres… Une mise en abîme ludique analysée de manière très suggestive dans trois pièces du jeune Lope.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, jeu et mysticisme établissent un dialogue intense dans le travail de Enrique Pérez Cristóbal, le point de départ étant une sorte de concours herméneutique, le vejamen célébré par Thérèse d’Avila le Noël 1576, dans le parloir de Saint Joseph. C’est dans le processus de « esconderse y mostrase » ou « mostrarse y esconderse » que – signale l’auteur – « le mysticisme rejoint certaines formes anthropologiques du jeu ». Des procédés mystiques qui reviennent pour Jean de la Croix à exécuter « jocunda y festivalmente las artes y juegos del amor ».

La poésie légère du prince de la sophistication baroque, Góngora, est représentée par le romancillo « Hermana Marica » et ses jeux d’enfant poétisés magistralement « …en la calle del poema… », comme le signale le titre. C’est ce que s’efforce de montrer Milagros Torres dans sa lecture du romance héxasyllabique. Toute une mise en scène rêvée par le moi poématique, déguisé en petit garçon qui déploie ses ailes de liberté, et qui dépeint un tableau bariolé et carnavalesque. La richesse iconique et picturale de la composition est au cœur de l’analyse. Jeux d’enfant dans un jeu poétique sérieux, justement parce qu’il atteint un summum de légèreté aérienne.

La singularité des jeux analysés par Daniel Lecler dans Platero y yo, de Juan Ramón Jiménez, en particulier dans le chapitre, court et mystérieux, intitulé « Juegos del anochecer », réside dans leur côté sombre et crépusculaire. « Un titre équivoque – dit l’auteur – qui plonge la lumière claire du jeu des enfants dans la lumière sombre et angoissante du crépuscule et qui parle de la peur, de la peur comme jeu et de la peur adulte qui tue le jeu ». Ombres et lumières s’entremêlent dans un travail qui explore et dévoile les méandres paradoxaux du jeu poétique.

L’audace extrême du jeu humain pourrait bien être celle qui consisterait à abolir comiquement la mort. C’est ce qui se produit dans un passage de La Reina castiza, de Valle-Inclán, étudié par Miguel Olmos. Outre l’exploration de l’univers encore mal connu de la farce, la mise en jeu de la mortalité constitue dans ce travail le noyau cocasse et fascinant d’une réflexion plus large sur les enjeux de ce genre, ancien et moderne à la fois, et très souvent étroitement lié au référent politique.

Le concept d’ « intermedialité » est analysé par Xavier Rabassó dans l’œuvre post-moderne de l’iconoclaste catalan Joan Brossa, « artesano de la palabra descontextualizada de su oralidad primigenia, y liberada de su tipografía convencional ». L’auteur étudie la dimension ludique de la production de Brossa, proche de l’inspiration de Warhol ou de la poésie brève et joueuse des avant-gardes européennes et latino-américaines du début du XXe siècle. La poésie de Brossa, d’après l’auteur, à travers ses jeux « intermédialiques » s’oppose au concept absolu d’originalité véhiculé par le Romantisme et la Modernité.

Carole Vinyals, dans son travail sur la dimension ludique chez Jaime Gil de Biedma, n’hésite pas à affirmer que, pour le poète, « la impertinencia es la mayor de todas las virtudes ». Une revendication de la futilité, de la plaisanterie et du jeu de l’enfance, un regard plein de légèreté sur le monde sont analysés comme des piliers d’une poétique qui cherche sans cesse de nouveaux plaisirs. Mais à la racine du jeu se trouve la « faille identitaire ».

Carine Vuillequez consacre son travail aux nouvelles espagnoles contemporaines, en particulier à l’œuvre de Juan José Millás. L’auteur s’interroge sur la qualité ludique d’une œuvre telle que Primavera de luto, où le motif du miroir joue un rôle essentiel en tant qu’ « instrument des expériences ludiques des personnages » ; en tant qu’outil formel également. Le miroir donne l’illusion d’une altérité lorsque les personnages jouent seuls. D’après l’auteur, Millás cultive une dimension métafictionnelle qui permet de jouer sur la notion identitaire et sur le double.

Le travail de Marie-Claire Zimmermann porte sur l’œuvre poétique de Jaime Siles, en particulier sur Himnos tardíos. Le sujet, qui se dit déjà mûr – il a quarante huit ans – transcrit la douleur et la mélancolie dans une œuvre où philosophie et poésie s’articulent. Dans ce cadre expressif, le jeu s’offre au lecteur comme motif, comme objet de description mais surtout comme parabole, symbole ou allégorie de la vie humaine et de l’expression poétique.

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Des rimes, des mélanges de chansons, des poupées (russes), de célestes devinettes, un ange déguisé en pleine rue, la face cachée du crépuscule, deux décès provisoires, tous les caprices de la Lettre, un plaisir à la recherche de son je, quelques faux miroirs, des dames, des rois et des valets : jeux. Que le lecteur ne tarde plus. Le temps du jeu est le présent.

Pour citer l'article

Milagros TORRES et Miguel A. OLMOS « Le Jeu : textes et société ludique »,
Travaux et Documents Hispaniques / TDH, 2, 2011,
Le Jeu : textes et société ludique (I. Littérature espagnole)

© Publications Electroniques de l’ERIAC, 2011.

URL : https://eriac.univ-rouen.fr/le-jeu-textes-et-societe-ludique/